Le Québécois d’Amérique (Homo quebecensis) est un être relativement peinard, maîtrisant son environnement sur le dos d’un VTT ou d’une fidèle motoneige, ne craignant la présence d’à peu près aucun prédateur hormis la mouche noire ou le maringouin. Point de tigre mangeur d’homme ni de vipère sous roche, encore moins de tarentules ou de scorpions pour brouiller la quiétude de ses tribulations en forêt. Le féroce carcajou est si rare qu’il demeure une légende, à peine peut-on mentionner quelques cerfs en rut s’étant montrés agressifs envers des promeneurs.
Mais voici que, depuis quelques années, l’ours noir rappelle régulièrement son abondance dans nos forêts. Beaucoup moins belliqueux que le grizzli ou que l’ours polaire, l’ours noir fait pourtant la manchette à répétition depuis qu’un gros spécimen, quelques jours après avoir poursuivi deux cyclistes, brisa la nuque de l’athlète Mary Beth Miller, à l’entraînement dans la forêt de Valcartier. Bilan: le deuxième décès attribuable à l’ours noir au Québec depuis qu’on établit des statistiques à ce sujet. Le premier remontait à 1983.
Grogneurs en série
Le troisième cas du genre ne s’est cependant pas fait attendre. Il y a un mois, un chasseur de 77 ans a été tué par un ours noir dans une forêt bordant la rivière Matapédia. Peu après, on entendait parler de ce jeune chasseur de 21 ans originaire des Escoumins qui, parti chasser avec son chien, est chargé par un ours noir en furie. Il subit des blessures au visage et aux bras, mais parvient à se défaire du nounours en lui tirant les babines, puis à le calmer définitivement à l’aide de sa carabine.
Entre-temps, les incidents s’accumulent: tout récemment, trois bûcherons subissent l’assaut d’un groupe d’ours alors qu’ils font du jardinage forestier dans une pourvoirie de Saint-Alexis-des-Monts. Une femme est immobilisée dans sa voiture par l’assaut d’un ours, qui ne cède aucunement sous les coups de klaxon répétés. Et on se rappelle aisément tout un tas d’anecdotes à propos des années précédentes. En 2001, à la lisière de Chicoutimi, un ours affamé envahit le patio d’une maison en démontrant son agressivité, effrayant les habitants jusqu’à ce qu’on l’abatte. Au bas du mont Wright, près de Stoneham, on s’inquiète de la visite plus insistante d’ours noirs en quête de nourriture. La liste est encore longue des situations incommodantes rapportées par des citoyens.
Bien que la probabilité de rencontre avec un ours agressif demeure bien en deçà de celle d’être heurté par une voiture ou d’être la proie d’un chasseur incompétent, une certaine paranoïa s’installe dans la vallée du Saint-Laurent autour des ursidés maléfiques. Des spécialistes approuvent l’idée d’un accroissement des prises, tandis que des excités réclament des mesures qui se rapprochent de l’extermination.
Jamais assez de Sugar Crisp
L’ours noir a un métabolisme exigeant, qui le rend très vorace pendant la moitié de l’année précédant l’hibernation. Omnivore, croquant à l’occasion des charognes ou des animaux vivants, il se tient à grande distance de l’humain grâce à un odorat surdéveloppé. En temps normal, seul un ours surpris ou menacé se montrera agressif envers nous, à moins que des perturbations de son milieu ne l’affament et ne jouent sur son moral.
Bien que les rencontres avec des ours semblent s’être multipliées récemment, la Société de la faune et des parcs du Québec (FAPAQ) maintient que la population d’ours noirs demeure stable, à 60 000 pour tout le Québec. Pourtant, leur chasse a diminué depuis que le ministre Cliche a cédé aux pressions d’environnementalistes étrangers en 1995 et en 1998, abolissant la chasse d’automne puis abaissant les quotas. Limitée au printemps et suscitant une vente de permis en chute constante, la chasse à l’ours a perdu plus de la moitié de ses adeptes depuis 20 ans. Dans la vallée du Saint-Laurent, à peine plus de 160 bêtes étaient attrapées l’an dernier sur une possibilité de 800, à cause notamment du faible prix qu’on tire de la fourrure.
Dans ces conditions, l’ours noir n’étant aucunement en voie de disparition, on se demande à juste titre comment sa population pourrait rester stationnaire. À moins que le marché noir ne soit plus important qu’on le croit, puisque la vésicule biliaire de l’ours, réputée aphrodisiaque, bénéficie d’un large commerce auprès des Japonais.
Depuis quelques semaines, plusieurs doutes ont été émis quant à nos méthodes de recensement de l’ours noir. On a parlé de budgets insuffisants, de techniques inadéquates pour évaluer une population dont les membres peuvent parcourir jusqu’à 200 km pour s’alimenter. Ce à quoi Gilles Lamontagne, biologiste à la FAPAQ (qui participe au recensement faunique), répond que les méthodes d’évaluation sont actuellement en pleine évolution dans le cas de l’ours. Ainsi, on expérimente désormais des solutions de rechange à la traditionnelle pose de bague, qui nécessitait deux captures successives. On procède ainsi à l’injection de substance radioactive, ou à un prélèvement de poils qui permet d’identifier génétiquement les individus par la suite. Ce qui ne doit pas faire oublier que la marge d’erreur acceptable pour l’évaluation faunique peut atteindre 20 %.
Encore la faute à El Nino
Abstraction faite du nombre d’ours, le déséquilibre climatique favoriserait apparemment leur agressivité. Cette année par exemple, la sécheresse aurait déshydraté une partie des baies et plantes dont l’ours s’alimente, alors que la température douce de l’automne rendrait plus difficiles à supporter le duvet d’hiver et la graisse déjà accumulés par les ursidés.
Non seulement le réchauffement planétaire expliquerait-il une partie des attaques récentes, mais, combiné à l’empiètement des banlieues sur le territoire des ours, il annoncerait de plus en plus de rencontres dangereuses. Une situation qui est soulignée non seulement chez nous mais dans toute l’Amérique du Nord, où l’on retrouve 800 000 ours noirs. Même l’ours polaire semble causer des torts croissants aux abords des villages nordiques, situation indissociable des dommages industriels.
En attendant qu’une quelconque politique environnementale ait des effets à l’échelle continentale, d’autres actions s’imposent. Chaque année, de nombreux ours sont déplacés par les agents du ministère de la Faune, lorsque leur proximité avec des installations humaines semble causer une menace. Toutefois, la politique limitative adoptée par le PQ mérite peut-être une adaptation au contexte actuel. Autant les trappeurs que les chasseurs se plaignent d’un système injustifié, qu’ils accusent d’être à la source de l’augmentation des attaques.
Pour plus de justesse, il est toutefois indispensable d’attendre le raffinement des méthodes d’inventaire. En effet, rappelle M. Lamontagne, la diminution de captures imposée par le gouvernement avait suivi des années record quant à l’abattage d’ours, le niveau actuel étant comparable à celui des années 80 (entre 3500 et 4000 pour la province). La FAPAQ révisera d’ailleurs ses politiques l’an prochain après avoir consulté tous les intervenants, opération qu’elle répète tous les cinq ans.
[ENCADRÉ]
Sauver sa peau
Comme nous l’apprend la dernière livraison du Naturaliste canadien, 103 ours ont été abattus au Québec pour des motifs de sécurité durant l’été 2000, alors que 183 autres ont été déplacés. Des chiffres qui semblent en hausse par rapport aux décennies précédentes et qui incitent à prendre toutes les précautions de base lors d’excursions en forêt, même si les agressions impliquant des blessures sont encore plus que rares.
Si on respecte les précautions de base, les risques demeurent faibles. Les campeurs doivent avant tout conserver leur nourriture et leurs déchets dans des contenants hermétiques, assez loin de leur abri. Pour la marche en forêt, on recommande aux promeneurs de se munir d’un sifflet ou de grelots. Signaler sa présence à l’ours est presque toujours suffisant pour éviter sa rencontre.
De plus, même surpris, l’ours noir qui se défend procède souvent à une première charge où il tente d’intimider l’intrus. On peut alors s’éloigner, en évitant à la fois de tourner le dos à l’animal et de rencontrer son regard direct.