America’s Army : Jeu de guerre
Consciente qu’il faut plus que de belles paroles pour sauver le monde libre, l’armée étasunienne a besoin d’huile de bras. Depuis le 4 juillet dernier, ses recruteurs distribuent donc gratuitement aux ados du pays un jeu vidéo de guerre dans lequel il est possible de se faire valoir, M-16 virtuel au bout de la manette. Les militaires, capables de surveiller l’évolution des combats sur Internet, peuvent ainsi faire parvenir des invitations à s’enrôler aux guerriers du PC les plus efficaces.
Forte de plus de 1 300 000 soldats et de 1 200 000 réservistes, la première puissance mondiale a du pain sur la planche si l’on se fie à l’agenda interventionniste de George Bush. C’est pourquoi 80 000 recrues sont venues grossir les rangs de son armée l’an dernier et que l’on répète présentement l’exercice, avec un atout de plus en poche. Et il ne s’agit pas de la majoration du budget militaire, lequel passera en 2003 de 292 à 355 milliards de dollars.
Cette nouvelle arme, c’est America’s Army, un jeu vidéo de tir à la première personne en trois dimensions n’ayant rien à envier aux Quake, Rainbow Six et autres titres du genre, à la différence qu’on tente d’y reproduire le parcours d’un soldat allant servir sous le drapeau étoilé. L’armée recrutait déjà directement dans les écoles, les foires et au moyen de publicités tapageuses, voilà qu’elle envahit les ordinateurs personnels des ados adeptes de jeux de guerre.
Développé au coût de 8,5 millions de dollars par des experts militaires en simulation associés aux ténors de l’industrie du jeu vidéo (Epic-Unreal, THX, etc.) et jouissant d’une distribution massive auprès d’un public cible composé d’ados, America’s Army a connu un succès inespéré, d’autant plus qu’il est offert gratuitement. Dans la semaine suivant son lancement, l’armée a honoré 120 000 commandes postales du CD et le jeu a par la suite été téléchargé 3,5 millions de fois depuis l’un des nombreux sites Internet où il est offert. On l’a aussi récemment retrouvé attaché à la couverture des magazines de jeux électroniques les plus lus. Impossible de le manquer.
Le lieutenant-colonel Casey Wardynski, directeur du Bureau d’analyse économique et des ressources humaines à l’Académie militaire de West Point, en Virginie, revendique la paternité du jeu. Joint à son bureau, il a défendu la position de son employeur. "Notre objectif principal avec America’s Army en est un de communications. Les jeunes peuvent y découvrir la vie militaire d’une façon divertissante. Ils sont à un moment où ils réfléchissent à leur choix de carrière et nous ne faisons que faciliter leurs découvertes en apportant l’information jusque dans leur maison."
Mais comment les payeurs de taxes réagissent-ils face à un gouvernement qui engouffre des millions dans la création et la distribution généralisée d’un jeu vidéo violent? "Les critiques dont j’ai eu vent concernaient plutôt le fait que nous avons développé nous-mêmes le jeu plutôt que d’en acheter un disponible. Mais nous avions besoin de fonctionner de la sorte pour que ça ressemble le plus possible à la vie militaire", a ajouté Wardynski.
Dans le jeu, il est en effet nécessaire de passer au travers de l’entraînement typique d’un soldat avant de passer au combat. En tout temps, les joueurs doivent respecter les règles d’engagement: tuez des civils ou vos équipiers et vous vous retrouverez emprisonné dans une cellule virtuelle du Kansas pour une période pendant laquelle la partie vous sera inaccessible. Y a-t-il toujours moyen de télécharger le jeu à nouveau, de changer de surnom et de recommencer? "Oui, mais vous devrez alors répéter l’étape de l’entraînement", répond Wardynski avec la satisfaction de celui qui vient de commander 100 pompes à une recrue. "Les ados aiment voir de quoi ça a l’air de se causer des embêtements, alors plusieurs l’ont essayé."
Public cible: 13 ans et plus
Afin qu’il soit classé de façon à être accessible aux ados dès l’âge de 13 ans, America’s Army a été expurgé des têtes et bras arrachés communs aux jeux de ce genre. Une balle dans la tête, et vous voilà vous évaporant dans un nuage rouge. "Nous avons inclus peu de gore et de sang car nous ne voulons pas faire l’apologie de la violence. Cependant, on parle quand même d’une simulation militaire, et l’armée ce n’est pas un paquet de gars qui se promènent sans fusils", a justifié l’idéateur du projet.
Des 23 missions publiées jusqu’à maintenant, une dizaine s’attardent à recréer l’entraînement type du soldat. En cas de succès, on passe ensuite au mode multi-joueurs où des équipes de 16 personnes chacune s’affrontent en temps réel par le biais de serveurs Internet. "Les joueurs passent 75 % de leur temps à s’entraîner et à faire des missions de paix, ce qui est une représentation assez fiable de la réalité du terrain", se satisfait Wardynski. Fait à noter, c’est comme s’il n’y avait pas de méchants dans America’s Army, tout impossible qu’il est de choisir le camp ennemi. Ainsi, chaque équipe revêt l’uniforme américain et croit que c’est celle d’en face qui est constituée des terroristes à abattre… ou à gazer, car la majorité des armes sont reproduites et disponibles pour les joueurs. Peu importe que vous préfériez manier le lance-grenades ou la carabine du sniper, presque tous les postes peuvent être testés dans ce cours nouveau genre d’éducation au choix de carrière.
Pour détecter de futurs pros de la gâchette?
Ceux qui ont reçu gratuitement le jeu vidéo America’s Army ont été invités à transmettre leurs coordonnées. Il est donc possible pour les recruteurs de l’armée de retracer les joueurs qui se démarquent dans les palmarès et de les inviter personnellement à s’enrôler au moyen d’un courriel. "Nous en avons effectivement les capacités techniques et nous comptons commencer à le faire à partir de décembre prochain", a révélé Wardynski. "Nous avons remarqué que vous jouez beaucoup, seriez-vous intéressé à en apprendre plus" est le type de message qui sera envoyé aux heureux élus, a-t-il précisé.
Évidemment, les joueurs âgés de 13 à 16 ans devront attendre d’avoir atteint l’âge légal d’enrôlement avant de troquer leur manette de jeu contre une paire de bottes et une mitrailleuse. "Mais c’est le moment opportun pour les rejoindre à cause du processus décisionnel dans lequel ils sont plongés", répète Wardynski, ajoutant que d’autres métiers seront offerts au fil des développements touchant le jeu, qui reste pour le moment axé sur l’infanterie. Il a aussi confirmé que d’autres constituantes de l’armée – aviation, recherche et sauvetage, services secrets même – s’intéressent à ce qu’on développe pour elles des missions particulières qui seraient accessibles à un nombre restreint de personnes sélectionnées sur le volet "pour des raisons de sécurité nationale".
Les recruteurs ne demandant pas aux jeunes qui se présentent dans leurs bureaux s’ils ont été motivés par America’s Army, son effet sur le renouvellement des troupes est difficile à mesurer. Cependant, avec des primes à l’enrôlement pouvant atteindre 65 000 dollars dans le cas des recrues les plus instruites, les officiers américains ne semblent pas s’inquiéter outre mesure à ce sujet.
Un concept exportable au Canada?
Le capitaine Normand Grenier, officier responsable du Bureau de recrutement de Québec des Forces armées canadiennes, trouve le concept du jeu vidéo de guerre de ses collègues du sud "intéressant". "Toutes les initiatives sont bienvenues, mais je ne peux parler au nom de notre QG", a-t-il cependant précisé. Et pas de commentaires sur la possibilité que le gouvernement américain froisse l’opinion publique en publiant à l’intention des jeunes un jeu violent, alors même que le fameux sniper de Washington s’avère être un soldat vétéran de la guerre du Golfe.
De toute façon, l’armée canadienne n’aura pas besoin de jeux vidéo pour atteindre ses objectifs de recrutement. "Il reste six mois à notre année fiscale et nous avons déjà atteint plus de 80 % de notre objectif de 5670 recrues. Cela devrait être sensiblement pareil pour l’année prochaine", a dit le capitaine Grenier. Les Forces canadiennes ne sont pas en reste avec des primes à l’enrôlement variant de 10 000 $ à 40 000 $ selon que la recrue dispose d’un diplôme d’études professionnelles ou d’un baccalauréat dans une discipline en demande.
Afin d’appuyer ses efforts de recrutement, la défense nationale canadienne s’est vu octroyer l’an dernier un budget de publicité de plus de 13 millions de dollars. Les messages qui furent produits rouleront encore dans les cinémas et à la télévision, sans compter la tournée systématique par les recruteurs de toutes les polyvalentes et de certaines foires publiques. On s’est tout de même payé quelques excentricités: lors de la sortie du film Pearl Harbour, un stand de recrutement de l’armée canadienne rehaussé d’équipements militaires a été érigé dans l’entrée d’un cinéma Famous Players de Laval pendant une semaine pour attirer jeunes et moins jeunes.
L’armée canadienne compte près de 60 000 soldats réguliers, la moitié moins de réservistes et une vingtaine de milliers d’employés civils. Son budget annuel dépasse les 11 milliards de dollars et un lobby puissant s’agite présentement pour qu’il soit haussé considérablement.