École de snipers : Dans la mire
Société

École de snipers : Dans la mire

Formé dans un camp militaire, le sniper de Washington avait suivi, avant la guerre du Golfe, un entraînement spécialisé dans la manipulation des armes de longue portée. Mais s’il est déjà trop facile de se procurer des armes meurtrières aux États-Unis, il n’est pas non plus nécessaire pour apprendre à s’en servir de laisser ses empreintes dans les fichiers de l’armée. DAVID WALLACE a fait une visite révélatrice dans une de ces écoles où on enseigne à n’importe qui l’art de tuer à plus de 1000 pieds.

Ancien soldat des marines, Tom Fitzpatrick a longtemps regretté de n’avoir pu se qualifier pour faire partie du très sélect corps des tireurs d’élite. Le programme, qui a pour objectif d’apprendre aux soldats à tirer une balle dans la cervelle de l’ennemi à plus d’un kilomètre de distance, rejette malheureusement les fumeurs, comme Fitzpatrick. En revanche, l’armée lui a appris à installer des lignes téléphoniques.

Mais quelques années plus tard, alors que Fitzpatrick travaillait comme employé du téléphone à Omaha au Nebraska, il a finalement trouvé une façon de libérer le tueur qui sommeillait en lui. Il s’est inscrit à un "cours de base de tireur d’élite", d’une durée de cinq jours, offert par le Storm Mountain Training Center.

Afin de joindre les rangs de cette "école pour assassins" située à Elk Garden en Virginie de l’Ouest, Fitzpatrick n’a eu que quelques formalités à remplir. Ayant d’abord payé les frais d’inscription de 495 $US, notre ex-militaire a ensuite fourni à Storm Mountain un dossier attestant la virginité de son casier judiciaire ainsi qu’une lettre de référence du curé de sa paroisse (accessoirement le meilleur ami de sa femme). Son ami – et collègue de travail – et lui-même n’ont alors eu qu’à empiler leurs armes dans le coffre d’un Dodge Durango de location, pour ensuite franchir les 1700 kilomètres les séparant de l’enceinte de 208 acres de l’école, dans les montagnes Allegheny, en 17 heures.

Au même moment, le détective Brian Vice du département de police de Moss Point au Mississippi devait quant à lui faire face à de plus grands obstacles. Le maire de Moss Point a en effet rejeté sa demande de bourse d’étude, considérant le cours de cinq jours comme une extravagance. Mais Vice, 32 ans, ne l’entendait pas ainsi. Se servant de son talent naturel d’orateur, il a su convaincre le conseil municipal de la nécessité d’avoir dans les rangs de la police locale un tireur entraîné, arguant que ces compétences pourraient permettre d’enrayer, du moins en partie, la montée en flèche de crimes violents commis dans sa juridiction. Le conseil municipal a renversé la décision du maire, permettant à Vice de poursuivre ses mortelles études.

Plomb de cours
Dans un pays où le droit au port d’armes est religieusement enchâssé dans la Constitution, où les troupeaux de législateurs qui cèdent au lobby de la NRA votent, à l’envers du gros bon sens, contre l’adoption de lois visant à empêcher des enfants de tirer accidentellement sur leurs copains, l’usage d’armes à longue portée est considéré non seulement comme une aptitude utile, mais comme un hobby tout à fait acceptable.

En un lundi matin pluvieux, Vice et cinq autres aspirants guerriers sont rassemblés dans une salle de classe de l’école privée de Storm Mountain. Dans le sous-sol d’un édifice, sous l’éclairage blafard des fluorescents, les murs de la salle de classe affichent plaques commémoratives, photos, ainsi qu’une feuille sur laquelle on peut lire le commandement par excellence du sniper: "Ceci est votre fusil, il est votre meilleur ami, il est votre vie."

Alors que d’un côté, de nombreux Américains traitent leurs armes comme s’il s’agissait du chien de la famille, les tireurs d’élite tendent à humaniser leurs fusils. Ils leur achètent des cadeaux: une lunette de visée à la mode ou un étui en cuir; ils les nettoient chaque soir, polissant leurs composantes avec amour.

"La plupart des gars ici sont d’ex-militaires qui s’ennuient de l’esprit de camaraderie et de côtoyer des gens avec lesquels ils partagent une même fierté", explique Danny Basso, diplômé de l’école de Storm Mountain qui assiste bénévolement les instructeurs de l’endroit lorsqu’il ne travaille pas à sa compagnie de terrassement.

À exactement 9h, chaque élève se lève, se présente aux autres et révèle les motivations qui l’amènent ici. Matt Domyanic, un ancien cadet de l’Air Force, a toujours rêvé de se joindre au FBI. Quinn Sieber, un instructeur de tir de la police d’État du Wisconsin, désire transmettre ce savoir à ses élèves; l’ami de Fitzpatrick, Paul Circo, souhaite "se prouver quelque chose". Un technicien médical travaillant dans une salle d’urgence de la Floride avoue quant à lui ne rechercher qu’une expérience de vacances hors du commun.

Après avoir donné les instructions et les règlements, le chef de Storm Mountain, Rod Ryan, marche jusqu’à un lutrin sur lequel on peut lire: "Pas de chialage". Tireur d’élite décoré de l’armée américaine et membre du groupe tactique d’intervention de la ville de Washington, Ryan a ouvert cette école en 1995, proposant des cours tels que Techniques de sécurité, Sensibilisation au terrorisme et Techniques d’utilisation des mitrailleuses. Sa mission: "Contribuer à garder policiers et militaires en vie." Pourtant, ce sont des civils qui composent la majeure partie de sa clientèle. Et lorsqu’on lui demande pourquoi il accepte des civils dans ses rangs, il répond simplement: "Je crois fermement que si vous n’êtes pas un criminel, vous pouvez vous prévaloir des droits que comprend notre Constitution."

Ryan commence son cours en passant en revue l’histoire des snipers qui, aux États-Unis, remonte jusqu’à la guerre civile. Les snipers d’aujourd’hui opèrent généralement en tandem avec un "spotter" qui calcule la distance le séparant de sa cible, la vélocité du vent (une légère brise peut changer la trajectoire d’une balle), et qui transmet ces informations à celui qui presse la détente. Pourtant, l’image qu’a le tireur d’élite dans le regard du public est d’autre époque.

"La presse décrit n’importe quel fou muni d’un fusil comme étant un sniper", déplore Kent Gooch, un ancien instructeur de tir de l’armée, partageant aujourd’hui l’avant de la classe avec Ryan. "La plupart d’entre nous sommes très offensés par ce type de connotation négative. Il s’agit d’une profession tout à fait honorable", argue-t-il, alors que des photos de James Earl Ray et Lee Harvey Oswald défilent sur un écran de projection derrière lui.

La leçon de quatre heures qui suivra sera consacrée à la stratégie. "Faites en sorte que votre premier tir soit le bon. Visez l’oreille; la mafia le fait depuis des années, pas de dégâts. Personnellement, je préfère les yeux. C’est un point d’entrée plus tendre."

Afin d’être tout à fait efficace, Ryan préconise le "head shot" [tirer dans la tête]. Plus spécifiquement, Ryan recommande de viser la medulla oblongata, une partie du cerveau pas plus grosse qu’une noisette, située à l’extrémité de l’épine dorsale.

"Avec le head shot, la cible n’aura pas le temps de péter", promet Ryan qui semble plus s’adresser à des troupes qu’il préparerait au combat qu’à des adultes qui viennent finalement jouer aux G.I. Joe avec de vraies munitions.

"Je ne veux pas entendre aux nouvelles que vous n’avez pas tiré dans la tête. Si vous ne pouvez le faire, quittez ce business immédiatement", avertit-il.

Dîner entre amis
À l’heure d’un dîner de plats en conserve qui ont l’odeur et l’apparence de la nourriture pour chiens, Tom Fitzpatrick explique son intérêt pour le mode de vie du sniper. "Dans les marines, dit-il, je voulais être un Rambo, le soldat solitaire. Je suis plus efficace dans de petites équipes. C’est pourquoi je voulais être tireur d’élite, il n’y a que toi et le "spotter". Je n’aime pas avoir à me fier aux autres."

La conversation fait ensuite place à une vidéo d’entraînement. Au ralenti, on y voit des tireurs d’élite faisant exploser la tête d’un voleur de banque qui a braqué son pistolet sur la pomme d’Adam d’un otage terrifié. Une image qui poussera certains élèves à se demander s’ils auront les tripes pour effectuer le fameux head shot. Mais pas Fitzpatrick: "J’ai plusieurs morts confirmées en ce qui concerne les animaux. Je crois que je pourrais prendre un humain comme cible et le considérer comme un cerf qui porterait un fusil."

Vice s’étouffe presque avec la chique de tabac logée derrière sa joue bombée. Contrairement aux autres, il a déjà tiré sur un homme. Quelques années plus tôt, il travaillait comme sous-marin (undercover) lorsqu’un vendeur de drogue a braqué son arme sur lui. "Je l’ai regardé dans les yeux, et j’ai tiré le premier, raconte Vice. La seule raison pour laquelle je suis toujours en vie, c’est mon arme. Je suppose que mon affection pour les armes à feu doit donc être un peu plus profonde que chez d’autres."

Effets d’entraînement
Pour Ryan, faire de ce peloton de gens normaux une bande de tireurs d’élite le mettra hors de lui. Au cours des trois jours suivants, la plupart des élèves s’écraseront. Dans les allées de tir, les instructeurs effraient facilement les tireurs en leur criant dans les oreilles alors qu’ils tentent d’exploser le cerveau de cibles en papier, du premier coup. Ce dialogue de diversion devient parfois même créatif: "Sniper! Tenez-vous votre cible? Quelle est la distance? Lumière verte! Lumière verte! Tirez-lui dans la tête! Qu’est-ce que c’était que ça? Qu’est-ce que t’as tiré au juste?"

La traque, l’art de s’insinuer jusqu’à sa cible, a aussi laissé les apprentis perplexes. L’exercice consiste à ramper à plat ventre dans des boisés infestés de serpents à sonnette en évitant d’être détecté pour tirer deux balles à blanc sur des instructeurs placés à 100 verges de distance. Afin de se fondre dans la flore environnante, les snipers doivent porter un uniforme inconfortable, chaud, muni d’un capuchon, le tout couvert de filet dans lequel ils ont placé des feuilles, des branches et des fleurs sauvages. Mais même s’ils vont jusqu’à se couvrir le visage de maquillage camouflant, peu d’entre eux pourront éviter d’être vus avant de pouvoir tirer.

Alors que la température monte au delà de 27 degrés Celsius, même Vice ressent la fatigue. Il boit goulûment à même sa gourde, se fiant aux avertissements de Ryan qui leur a vivement conseillé de boire beaucoup d’eau: "Certains d’entre vous tomberont sous la chaleur. Si c’est votre cas, vous serez mis sous perfusion." Cette politique trouve ses racines dans un incident survenu quelques années plus tôt alors qu’un élève, foudroyé par un coup de chaleur, avait été retrouvé le visage au sol, aux pieds du berger allemand de Ryan, Yogi.

Lorsque Fitzpatrick se plaint d’un mal de tête après deux heures d’escalade, Ryan ordonne qu’on le place sous perfusion immédiatement. "C’est plus difficile que les camps d’entraînement [boot camp]", dira Fitzpatrick en grimaçant alors que le technicien médical lui insère l’aiguille dans le bras.

Les choses n’iront pas en s’améliorant pour lui. À l’examen final, il s’enfarge et tombe, endommageant la lunette "Super Sniper" de son calibre .308 Savage. Il ne touchera que 20 % de ses cibles au cours de ce test crucial. Seuls Fitzpatrick et son ami Circo échoueront le cours, méritant, en guise de triste consolation, un certificat de participation.

"J’ai toujours voulu être un sniper, mais après ce que j’ai traversé, je ne sais pas si je pourrais survivre à une traque de trois jours", marmonne Fitzpatrick, dévasté.

Déçu, il croit cependant que ce cours a radicalement changé sa vision de la vie. "Ça m’a rendu plus fort mentalement", dira-t-il une fois revenu chez lui. "Avant, quand des gens se trompaient en branchant les mauvais fils au travail, cela m’irritait. Mais j’ai fait des erreurs à l’école de snipers qui m’ont vraiment affecté. Maintenant, si j’ai montré quelque chose une fois à quelqu’un et qu’il n’a pas compris, je recommencerai encore et encore. La traque rend très patient, quand on passe des heures et des heures à se mettre en position de tir."

Rétrospectivement, le détective Vice considère aussi l’expérience comme bénéfique: "Je savais comment utiliser une arme, mais je ne connaissais pas les tactiques pour la déployer. Maintenant que je suis passé par ce processus de certification, je pourrai prouver ma compétence."

Malgré cela, Vice s’interroge sur la pertinence d’offrir un tel cours aux civils. Un cours qui n’a qu’un seul et unique but: tuer un être humain. "Dans un monde idéal, les civils ne devraient pas être autorisés à aller là."

Tom Fitzpatrick caresse d’ailleurs l’idée de quitter son statut de civil. Vice l’a invité à poser sa candidature au corps de police de Moss Point.

"J’adorerais le travail de policier, affirme Fitzpatrick qui passera peut-être un jour l’examen d’entrée. Alors, il y aura deux snipers à Moss Point. Il faut seulement que je retourne à l’école de Storm Mountain et obtienne mon certificat."