Société

Droit de cité : La somme de Gérald Tremblay

Il y a deux ans, le maire de Seattle lançait un audacieux programme pour sa ville, qui pouvait se résumer en une phrase: Less geeks, more culture. Dans la capitale mondiale du Micromou et du Schtroumpf à lunettes, ça pouvait s’interpréter de deux façons: soit comme une menace, soit comme un défi. Pour le maire Paul Schell, c’était un défi. Certes, les geeks, dont la moue de bolle à lunettes de Bill Gates était la figure emblématique, avaient permis à Seattle de s’assurer d’une économie avec des lendemains chantants. Mais pour le maire, le temps était venu de laisser place à d’autres personnalités plus émotives, pour façonner à leur tour le destin de la ville. D’où ce "Less geeks, more culture".

Quand votre programme tient sur un t-shirt, c’est qu’il y a un problème, disait Mario Dumont à propos du "Réinventer le Québec" que les libéraux avaient imprimé sur des chandails. Mais l’inverse peut être aussi vrai: quand vous n’êtes pas capable de résumer votre programme sur un t-shirt, c’est qu’il y a un problème, itou.

C’est ce qui cloche avec l’administration du maire Gérald Tremblay, un an après son élection. L’idée mère qui supporte son régime ne peut se résumer sans annexes, ni un minimum de 250 notes de bas de pages. Aux questions simples, il n’y a que des réponses alambiquées, engluées dans une mélasse gogogue à faire pâlir de honte les fonctionnaires du ministère de l’Éducation, pourtant réputés champions toutes catégories dans la science du parler creux.

Pour le moment, outre un paquet de "cellules multisectorielles de prospective interne" et quelques projets isolés les uns des autres (dont quelques-uns fort prometteurs, du reste), nous n’avons aucune idée de ce qu’est le Montréal de Gérald Tremblay. Jusqu’à maintenant, le Montréal de Gérald Tremblay n’est pas une ville, mais une unité administrative. Son Montréal ne s’est avéré que la somme de ses arrondissements.

Gérald Tremblay a peut-être su rallier les Montréalais à lui, mais pas à Montréal. Il n’y a même pas eu tentative de le faire.

Ce qui explique pourquoi, un an après, Montréal n’a ni slogan ni logo (on nous en promet un pour le printemps prochain). Que son nom n’apparaît à peu près nulle part dans l’une des 26 anciennes petites ville fondues dans le grand tout montréalais.

Le maire a préféré ménager les susceptibilités identitaires des arrondissements.

***

Sur un plancher plus près des vaches, le premier acte de cette nouvelle mairie se termine somme toute bien. L’aptitude de ce maire à se fondre dans la tapisserie a permis un changement de régime à peine chaotique. Pas de crise majeure, pas de catastrophe, ni de bordel.

En toute sincérité, on n’est pas loin de l’exploit. Les changements de régime sont toujours périlleux. C’est que l’État, cette Main invisible, n’aime pas la bousculade, encore moins le changement. Comme il (l’État) le dit au nouveau gouvernement dans la télésérie Bunker, le cirque, "l’État aime l’état des choses telles qu’elles sont", et menace à tous vents à la moindre insubordination des nouveaux élus à son égard.

Tout un contraste avec le changement de régime opéré sous Pierre Bourque, en 1995. La Ville était dans une désorganisation complète, des services avaient été abolis, puis réinstaurés, puis réabolis… Montréal était au bord de la banqueroute, son économie dans un état proche de l’Albanie. Et comme les sauterelles n’arrivent jamais seules, le sud du Québec était en proie à l’hiver le plus férocement précoce depuis bien des Noëls. Au moment où les cols bleus défiaient la nouvelle administration par une grève du zèle. L’image a fait école: pendant que les rues de la ville n’étaient plus que le royaume du ski-doo en décembre, faute de clos bleus en surtemps pour les déblayer, d’autres bleus déblayaient un mini-putt municipal.

Réponses homéopathiques
Il y a deux semaines, dans une chronique intitulée "Montréal est un trou", dont l’objet était de relativiser un peu notre excitation collective sur les progrès réels qu’affiche cette ville, je vous faisais part de diverses études à la méthodologie incontestable sur l’état socioéconomique de Montréal. Croissance économique plus lente qu’ailleurs, faible attrait auprès des immigrants, population plus vieillissante et plus malade, démographie stagnante, plus de pauvreté, de criminalité, moins de scolarité… C’est triste, c’est plate, mais c’est ainsi. Et heureusement, surtout pas immuable. Les progrès des dernières années, quoique insuffisants, sont là pour en témoigner.

En réponse, vous m’avez parlé de beauté. "Moi, je la trouve belle ma ville, tant pis pour vous." Vous m’avez causé d’amour. "J’aime ce trou qu’est Montréal." De fierté: "Je suis montréalais et très fier de l’être, ne vous en déplaise…" De positivisme: "… l’horizon sombre qu’il nous [NDLR: moi] promet semble bel et bien d’un temps passé."

Je veux bien. Cependant, Montréal a beau partager un grand nombre d’attributs des trous, cela n’en fait ni une ville laide, ni une ville à détester, ni à avoir honte. Encore moins à fuir. Depuis quand la socioéconomique d’une ville est affaire de beauté, d’amour, de fierté? Y’a-t-il encore de l’espace pour des discussions plus froides, plus techniques, plus statistiques que la bébête pensée homéopathique?