Livre-choc d’un professeur de l’Université Laval : Règlements de comptes à O.K. Laval
Dans Les carnets jaunes de Valérien Francoeur qui a crevé quelques enflés, le professeur au Département de science politique ANDRÉ C. DRAINVILLE se livre à une critique véhémente du monde universitaire dans lequel il vit. Cette oeuvre suit la parution d’une nouvelle controversée de l’ex-chargée de cours GABRIELLE GOURDEAU qui lui vaut en ce moment des poursuites judiciaires. Quand des profs trempent leurs plumes dans le vitriol…
Le 24 août 1992, le professeur Valéry Fabrikant ouvre le feu à l’Université Concordia et tue quatre de ses collègues qu’il accuse de fraude intellectuelle. Cette tragédie aura l’effet d’une bombe pour André C. Drainville. "À l’époque, je commençais ma carrière à Laval et fut extrêmement troublé. Pour moi, Fabrikant n’était pas un fou hors de tout contexte, c’était un homme qui faisait partie d’un univers auquel j’étais très lié."
Roman ou pamphlet?
Inspiré par cet événement et grandement désillusionné par son nouvel environnement, Drainville entreprend de rédiger des notes, sous forme de carnets qui sont autant d’échos de ses observations de la vie universitaire. En parallèle, il amorce la rédaction d’un roman caustique sur "l’aliénation institutionnelle", Les carnets jaunes de Valérien Francæur…, qu’il mettra plusieurs années à compléter.
Ce roman relate l’histoire d’un professeur de science politique, Valérien Francoeur, isolé et totalement aliéné par la structure universitaire qui, juste avant de sombrer et d’abattre quatre de ses collègues, confie ses carnets (témoins de son désarroi et de son dédain misanthrope) à un "collègue compréhensif" chargé de les romancer. Or, coup de théâtre, ce confident n’est nul autre que Drainville lui-même, qui, du coup, devient à la fois auteur et narrateur. Cette équivoque n’a rien de banale. Ce faisant, Drainville choisit d’ancrer son oeuvre dans le réel – ou choisit-il plutôt la fuite dans la fiction? -, lui donnant des allures de pamphlet et une résonance décuplée. "Les extraits de carnets de Francoeur insérés dans le roman sont très près de mes propres carnets. Je vivais à mon arrivée au département une expérience d’insignifiance robotisée. Aujourd’hui, ce que je vois autour de moi, ce sont des machines à enseigner, des gratte-papier, des grippe-sous et des croque-mitaines. Je ne dis pas que mes collègues ne sont pas humains, mais je ne les connais pas et ne perçois de l’humanité que dans quelques-uns d’entre eux", lance, tranchant, M. Drainville.
Quoi qu’il en soit, la fable en est une "d’ânes insignifiants, de raseurs suffisants et de niais titularisés" dans laquelle bien peu de personnages font état de grandeur d’âme ou trouvent grâce aux yeux du narrateur et de son inspirateur: unidimensionnels, ceux-ci agissent de façon normalisée pour la plupart, en conformité avec le "cérémonial" universitaire quasi vaudevilesque et les orientations en vogue; professant leur foi en la "marchandisation" de l’Université, l’esprit gestionnaire, le productivisme et les partenariats en tous genres. "Dans le monde dans lequel vit Valérien Francoeur, son geste est de la poésie et n’a pas de conséquence, sinon publique. Il n’a pas tué d’êtres humains, c’était déjà des cadavres à ses yeux", dépose, tel une bombe, M. Drainville.
Exercice thérapeutique? Sublimation freudienne de la colère? Dénonciation? "Ce n’est ni un cri d’alarme ni un exercice de communication. C’est un truc intime, pour comprendre et sauver ma peau. Je n’imagine même pas tuer un collègue, je ne fantasme pas là-dessus. Je voudrais d’un univers où des collègues lisent aussi des romans, voient des films intelligents et vont manger ensemble."
Aux yeux du psychanalyste Jean-Paul Gilson, qui a lu l’ouvrage en question et qui travaille à la rédaction d’un livre dont l’affaire Fabrikant fait partie, "c’est une fiction pas banale du tout qui, pour (lui), est un pamphlet. Ce n’est pas l’ouvrage d’un fou qui pourrait passer à l’acte. Mais arriver à mettre sa colère intérieure contre l’Université sous la forme d’un roman, c’est magnifique en un sens. Voilà une façon de faire comprendre par mi-dire, de faire passer des messages de façon détournée et hors des codes universitaires habituels."
Diffamation et fiction
Le livre de Drainville n’est pas le premier qui pourrait faire des remous. L’an dernier, Gabrielle Gourdeau, ex-chargée de cours au Département des littératures de l’Université Laval publiait, peu après son départ controversé de l’institution, la nouvelle Gros Câlisse. S’ensuivit une poursuite en diffamation de 200 000 $ déposée par un cadre du département (gardant l’anonymat) qui soutient que le personnage dépeint de façon dépréciative et détaillée dans la fiction ne peut être que lui. "Cette nouvelle s’insère dans le recueil Clins d’oeil à Romain Gary, qui concerne les abuseurs de pouvoir. Je fais le portrait d’un abuseur de pouvoir, mais je ne dépeins pas cet homme en particulier, je ne le connais pas personnellement", dit Mme Gourdeau, qui se défend bien de s’être vengée par l’écriture même si elle admet que les contacts professionnels ne furent pas toujours heureux avec cet homme et que ce dernier ait pu jouer un rôle dans son départ. "Des abuseurs, il y en a partout. D’autres peuvent se reconnaître là-dedans. Je ne dis pas que ce n’est absolument pas lui; mon personnage a une part de cet homme et d’autres personnes. Or, si le chapeau lui fait, qu’il le mette."
"Un auteur de fiction ne peut faire abstraction de son environnement et de son vécu. Si on ne comprenait pas ça, on verserait dans l’absurde. Dans le cas de Mme Gourdeau, ce n’est pas un jugement mais une prétention du demandeur selon laquelle cette nouvelle est une atteinte à sa réputation parce qu’il est visé de façon claire. Or, la défense de Mme Gourdeau est très solide", avance son ancien avocat, Jean-François Bertrand. "Si par ailleurs, dans une oeuvre fictive, un personnage est facilement identifiable, soit par des faits, son nom, son adresse, ses traits physiques et une série de détails sur sa personnalité, sa vie privée et que c’est diffamant, on tombe dans le border-line et cela pourrait donner lieu à un recours réussi en justice."
La question des limites acceptables est donc cruciale, mais la liberté d’expression doit primer, poursuit Me Bertrand. "Même le meurtre n’est aucunement diffamant et démontre bien le caractère fictif. Je suis plutôt d’avis que ceux qui se retrouvent dans une oeuvre purement fictive ont le véritable problème. De plus, ils risquent parfois de faire des aveux voilés en disant se reconnaître dans un personnage peu édifiant ou pervers."
Guerre d’usure?
Le directeur du Département de science politique, Louis Imbeau, dit prendre avec un grain de sel la parution du roman de son collègue, qu’il admet caustique. "Drainville se pose en romancier. Je ne vois donc pas de problème avec ce roman-là. De toute façon, personne ne pourrait survivre dans un département comme ça." Malgré les multiples tentatives, aucun autre professeur du département n’a voulu commenter le roman.
Au cours de la longue entrevue qu’il nous accordait, M. Drainville ne cachait pas que les relations avec ses collègues en général sont "assez pauvres" et que "le lien est minimal". Le fil est-il maintenant irrémédiablement brisé? "On m’a dit que je n’y allais pas avec le dos de la cuiller et que des autorités départementales sondaient les réactions. Toutefois, j’ai eu des mots gentils de collègues en sociologie et en histoire qui se reconnaissent dans le roman. Je doute qu’il y ait un front légal et, s’il y a des représailles, elles prendront la forme d’une guerre d’usure. Peut-être que l’Université verra ça comme une vengeance, mais c’est une fiction et j’ai droit à cette liberté."
Lorsqu’on lui demande si ce n’est pas lui qui a le problème et qui devrait s’extirper de ce département qu’il qualifie de "bourbier infernal", il tempère un peu. "Ce n’est pas le bourbier total. On peut encore être heureux dans le milieu grâce à la liberté sacrée que confère l’enseignement et la recherche. Le bourbier, c’est la civilité, le milieu social aliénant. Mon cauchemar est de devenir comme mon personnage, isolé totalement et voyant mes étudiants comme des clients", conclut M. Drainville.