![Let's roll : Mots usés](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/08/14671_1;1920x768.jpg)
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Let’s roll : Mots usés
En prononçant l’expression Let’s roll, Todd Beamer synthétisait en quelques mots le courage d’une poignée d’hommes qui, au coeur du chaos du 11 septembre, refusaient de devenir des victimes et se faisaient héros. Mais que reste-t-il de la symbolique d’une telle phrase lorsqu’on la sert à toutes les sauces, à condition de pouvoir s’en offrir le droit d’utilisation? Histoire d’un cri du coeur devenu slogan.
Nick Gillespie
Dans un pays aussi friand de phrases accrocheuses – de Give me liberty or give me death à Wassuupp -, il est peu surprenant qu’un événement tel que celui du 11 septembre 2001 génère à lui seul une expression qui soit déjà consacrée comme slogan quasi officiel. Celui-ci n’est autre que Let’s roll, dernières paroles lancées par Todd Beamer, celui qu’on considère comme le plus reconnu des héros-victimes des attaques terroristes.
Bien qu’elle soit a priori dénuée de sens profond, Let’s roll – la célèbre phrase qui aurait été prononcée par Beamer et entendue par une opératrice avec laquelle il était en contact au moment de s’attaquer aux terroristes qui avaient pris possession du vol funeste – résume en quelque sorte le courage de ces braves âmes qui se sont élevées contre les terroristes à bord du vol 93 de la United Airlines. En provoquant l’écrasement de l’avion dans un champ de Pennsylvanie, Beamer et ses compagnons allaient sauver des douzaines, voire des centaines de vies humaines en faisant fi de la leur.
Mais dès qu’une expression, aussi sérieuse soit-elle, est consacrée, elle se transforme presque immédiatement en autre chose, habituellement une version parodique qui la prive de toute portée significative. Par exemple, à quand remonte la dernière fois où l’on a entendu les célèbres Ich bin ein Berliner ou I’m not a crook prononcées autrement qu’à la blague? Un phénomène auquel le Let’s roll de Todd Beamer n’échappera pas.
Ironiquement, ce sont ceux qu’on pourrait considérer comme les gardiens de cette expression qui en ont galvaudé le sens, en faisant une affirmation qui évoquerait un mode de vie plutôt que le courage de ces passagers. Ainsi, c’est la Fondation Todd Beamer, créée par la veuve du héros, qui en a d’abord fait sourciller plus d’un en s’appropriant légalement le slogan afin d’en restreindre l’usage et d’amasser des fonds qui serviront à créer des programmes "visant à aider les enfants qui vivent des traumatismes familiaux à commettre des actes héroïques chaque jour". Mais la Fondation ne s’est pas arrêtée qu’à la vente du fameux Let’s roll pour des fins de financement, éprouvant la crédulité des moins cyniques par des appuis douteux à l’usage de l’expression.
En juin, par exemple, la Fondation a octroyé le droit à Wal-Mart d’utiliser ladite phrase comme slogan de motivation pour ses employés et comme thème de sa rencontre annuelle des actionnaires. "Il s’agit d’un usage très inspirant de la phrase", commentait le président de la Fondation, Douglas A. MacMillan, à l’Arkansas Democrat Gazette, ajoutant simplement que "ces mots sont un appel à l’action".
En août, la Fondation a aussi donné sa bénédiction à l’équipe de football de la Florida State University, qui s’est empressée d’inscrire Let’s roll sur ses t-shirts, casquettes et autres articles promotionnels. Chaque année, le légendaire entraîneur Bobby Bowden sélectionne un thème qui donnera le ton à la saison. "On va prendre Let’s roll, d’après ce qu’a dit le type dans l’avion", expliquait grossièrement l’entraîneur qui est aussi légendaire pour son incapacité à se souvenir des noms.
Et plutôt que de s’éloigner de ces rapprochements de mauvais goût entre l’événement survenu sur le vol 93 et le football universitaire, MacMillan s’en réjouit: "En choisissant cette phrase, le coach Bowden célèbre l’héritage de Todd." Puis il ajoute: "Todd était un grand amateur de sport. Je suis convaincu que ça l’excite au plus haut point!"
Peut-être, peut-être pas. Gageons qu’il est probablement plus excité par la parution du tout dernier produit qu’il ait inspiré: Let’s roll, le livre: des gens ordinaires au courage extraordinaire, écrit par sa femme Lisa Beamer et Ken Abraham. Outre quelques très étranges remarques (Abraham est identifié sur la jaquette du livre comme "un auteur professionnel de renommée mondiale" ayant aussi signé une biographie du golfeur Payne Stuart, mort dans un accident d’avion), Let’s roll demeure un touchant hommage, particulièrement dans sa reconstitution des événements ayant eu cours à bord du vol 93. L’oeuvre révèle cependant certaines faiblesses lorsque les auteurs préfèrent se concentrer sur l’utilisation massive de cette expression aux fondements incertains ("Let’s roll n’est pas un slogan, ni un livre ni une chanson; c’est un mode de vie", insiste Beamer dans son livre) plutôt que de mettre l’accent sur le volet humain.
Quant à ce qu’il adviendra de la signification de l’expression au fil des ans, tout est possible, bien qu’on puisse avancer avec une certaine certitude en se fiant à l’histoire que son éventuelle utilisation n’aura rien à voir avec son origine. À titre d’exemple, Remember the Alamo, s’il renvoie avant tout à l’histoire, est en fait une moitié de slogan qui visait à encourager les Texans à mener la guerre contre le Mexique, alors que In like Flynn, devenu un terme générique signifiant qu’on est entré facilement quelque part, tire en fait son origine d’une expression qu’utilisaient les marines en référence au héros de l’écran Errol Flynn, accusé de viol en 1942.
Let’s roll peut bien servir de cri de ralliement pour les fans de l’équipe de football de l’Université de Floride ou de mantra pour les plus motivés des "associés" de chez Wal-Mart. Ce ne sera pas la fin du monde, tant que nous parviendrons à nous souvenir des passagers du vol 93 pour ce qu’ils ont fait, et non pour ce qu’ils ont dit.