Société

Droit de cité : Jeu fratricide

La Joute

, c’est le nom d’une sculpture-fontaine monumentale de Riopelle qui croupissait depuis 1976 jusqu’à samedi dernier, à l’ombre du Grand Bol, dans une cour intérieure bien à l’abri des regards distraits. Croupissait comme une vieille bagnole au fond d’une cour à ferraille pratiquement à l’insu de tous. Y compris, et surtout, des gens du quartier.

Depuis, elle est en atelier spécialisé pour y jouir d’une cure de jouvence essentielle à sa survie.

Une fois remise des affres de son abandon de la part de la Régie des installations olympiques (RIO) et de son propriétaire, le Musée d’art contemporain (c’est-à-dire l’État), La Joute prendra place dans le projet immobilier du Quartier international, devant le square Victoria, l’an prochain. Elle sera au centre d’une place baptisée Jean-Paul-Riopelle. Et là, on lui permettra de s’exhiber comme elle aurait toujours dû le faire, mais on avait toujours négligé de lui en donner les moyens: les jets d’eau aléatoires y mèneront un combat constant contre l’anneau de feu qui encercle l’oeuvre, bien illuminée, et ce, à l’abri d’aucun regard. Elle sera bordée d’arbres et de fougères. La veuve de Riopelle, sa fille Yseult, son plus grand complice, Champlain Charest, et son agent approuvent la réinstallation. Riopelle lui-même aurait donné son accord peu de temps avant sa mort.

Enfin! pourrait-on soupirer. Hélas! rétorque plutôt un groupe d’artistes et de citoyens du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Depuis l’annonce de son déménagement en plein quartier des affaires il y a deux ans, le comité SOS-La Joute s’oppose à sa réinstallation ailleurs que sur le site olympique, à la fois à titre posthume pour le droit de l’artiste à l’intégrité de son oeuvre, et pour le droit des "pauvres" de l’Est à la beauté, contre l’appétit des riches de la finance. On fait dans la nuance ou on le fait pas. Le comité a l’appui d’autres héritiers spirituels de Riopelle, dont Pierre Gauvreau et Madeleine Arbour. Dimanche dernier, le comité SOS-La Joute évoquait son plan de sauvetage ultime. Il lui reste six mois.

Le débat fait rage, et franchement, je n’en pense rien. Si ce n’est qu’à tant chercher la symbolique de l’oeuvre pour lui trouver sa place, on ferait mieux de la réinstaller dans le bois.

Elle s’appelle La Joute, mais ce n’est pas son vrai nom. À l’origine, en 1970, Riopelle lui avait accolé le nom de Jeu de drapeau, parce qu’elle illustre un jeu de drapeau. C’est conséquent. Sauf qu’au lieu d’enfants, se sont des animaux – un ours, un poisson, un hibou – et un chef indien qui s’affrontent dans ce jeu favori des camps de vacances. Un hommage à la nature et aux Premières nations.

Ce n’est qu’à la construction du Stade qu’un de ses amis, Champlain Charest, a amassé 400 000 $ auprès de confrères médecins pour acheter la sculpture et la remettre au Musée d’art contemporain (MAC) qui, lui, l’a remise à la RIO (tout en en conservant la propriété) qui, elle, l’a installée et adaptée, avec l’accord de l’artiste et de l’architecte Taillibert, sur le site du Stade.

Depuis, la RIO n’a jamais fait grand cas de l’oeuvre. Elle avait d’autres bestiaires à fouetter, entre deux poutres qui s’écroulent, des toits arrachés à la moindre brise, des Expos qui partent, qui partent pas, qui repartent, qui repartent pas et qui collent, les déficits d’exploitation… Tout au plus vante-t-elle les mérites de la cour privée où l’oeuvre était boulonnée jusqu’à la semaine dernière dans sa publicité auprès d’une clientèle d’affaires. "Les Jardins La Joute: Voici une véritable oasis, un magnifique jardin, un parterre au centre duquel se trouve une splendide sculpture-fontaine, oeuvre unique du grand maître québécois, Jean-Paul Riopelle. Dans ce décor exceptionnel, où les fleurs voisinent des tables joliment dressées, chacun peut recevoir ses invités à son gré", peut-on lire sur le site Internet de la RIO. Ça donne le goût d’y aller, mais il faut se méfier de la publicité. La plage est toujours à côté de l’hôtel…

La Joute croupissait depuis 1976 comme une vieille bagnole au fond d’une cour à béton pratiquement à l’insu de tous. Y compris, et surtout, des gens du quartier. Mais au hasard de l’annonce de son réaménagement au centre-ville, le quartier s’est réveillé. Le conseil d’arrondissement Mercier-Hochelaga-Maisonneuve a modifié en août dernier son règlement sur la démolition pour y inclure que le fait de défaire, démanteler, démonter une oeuvre d’art et d’en déménager ses composantes principales constitue une démolition au sens de la Loi sur les cités et villes. Autrement dit, ça prend un permis, ce que le propriétaire de l’oeuvre, le MAC, a négligé.

Il y a une semaine, on a quand même procédé au déboulonnement de La Joute. Cependant, il reste une dernière chance au quartier pour conserver l’oeuvre: l’arrondissement s’est entendu avec le promoteur du Quartier international qu’en attendant le résultat de la contestation du règlement par le promoteur, la sculpture ne pourra être réinstallée à quelque endroit que ce soit. Si un jugement confirmait la validité du règlement de l’arrondissement, le promoteur s’engage à réinstaller l’oeuvre au Stade. Il s’engage aussi à assumer les coûts de restauration et de réinstallation. Si l’arrondissement tient toujours à l’oeuvre. Le quartier, lui, y tient.