Société

Jean-Pierre Perreault, le Passeur (1947-2002)

L’auteur est directeur général de la compagnie de théâtre Les Deux Mondes et président du Conseil québécois du théâtre. Le propos qu’il livre ici à titre personnel est celui d’un spectateur attentif des créations de Jean-Pierre Perreault depuis 1976.

Quelques jours après l’inauguration de son centre de création et de production chorégraphique dans l’ancienne église Saint-Robert-Bellarmin qui avait accueilli de 1948 à 1953 les Compagnons de saint Laurent et transformée depuis peu, grâce à la ténacité de Jean-Pierre Perreault, en tout premier laboratoire dédié à une compagnie de danse au Québec, celui-ci offrait généreusement, en avril 2001, d’y accueillir une réunion extraordinaire de concertation des membres des conseils d’administration des organismes participant aux travaux du Mouvement pour les arts et les lettres en vue d’obtenir du gouvernement du Québec qu’il supporte adéquatement le travail des artistes, écrivains et créateurs d’ici.

Avant que ne débute la réunion, j’eus le privilège d’une visite dont Jean-Pierre Perreault était le guide attentionné, d’une incroyable candeur, et dont je conserve un souvenir ému, lors de laquelle chaque coin de l’édifice, chacun des matériaux comme chacun des choix effectués était commenté avec ferveur. La visite s’était terminée dans le bureau qu’il s’était aménagé au sommet de la tour. C’est là que Perreault venait, disait-il, s’y recueillir et dessiner, dans cet espace baigné d’une lumière qui entrait de partout, ouvert sur la ville et la vie; au coeur de celles-ci.

La fierté de Perreault n’était pas alors uniquement celle, légitime, du sentiment de l’ouvrage bien fait dont il était l’artisan principal mais aussi, je crois, celle d’avoir obtenu, bien que tardivement, une certaine forme de reconnaissance pour sa contribution à la danse et à la société québécoise en ayant enfin accès à des moyens et à des outils dont, lorsqu’il était un jeune créateur, le Québec avait été si longtemps avare à son endroit.

Depuis sa toute première création, en 1972, Les Bessons (en collaboration avec Maria Formolo) sous l’égide du Groupe de la Place Royale, on doit à Jean-Pierre Perreault près d’une cinquantaine de chorégraphies dont plusieurs ont connu un rayonnement considérable sur diverses scènes dans le monde (elles ont été applaudies au Québec, au Canada, aux États-Unis, aux Pays-Bas, au Danemark, en Belgique, en France, en Écosse et en Australie) et qui, porteuses de sens chaque fois renouvelé, traversent le temps, tel que le démontrent les reprises de ses oeuvres, parfois longtemps après leur création. Comment ne pas s’attarder à Joe (1983) qui demeure, vingt ans après sa première, l’une des plus puissantes créations chorégraphiques des dernières décennies, toutes origines confondues. L’oeuvre traverse les époques, les modes, les frontières et les consciences.

Profondément ancrés dans un espace métaphorique urbain fait de vide et souvent de grisaille, les personnages des oeuvres de maturité de Perreault traversent la scène comme nous traversons le temps, souvent inconscients les uns des autres, du moins en apparence, sauf parfois l’instant d’un envol, d’une étreinte ou d’un rassemblement fortuits, avant de retourner à la nuit dont ils sont issus où à l’univers dont ils sont porteurs.

Ses spectacles nous convient à une plongée dans cette quête d’humanité, faite de grandeur et d’élans interrompus, de réminiscences, de clair-obscur, de recherche de l’autre et d’abandon, de fusion ou de dérision, de reconquêtes, de pertes et de départs, d’instants de désespoir ou de sérénité, de conformisme, de volontés d’affranchissement, de mystères; de rencontres. La vie…

Perreault fut un artiste complet. Son langage chorégraphique prend à la fois appui sur la tradition québécoise, dont la gigue est un exemple éclatant et s’étoffe des influences les plus diverses provenant des voyages d’études qu’il a menés, dans les années 70 et au début des années 80, en Italie, au Japon, à Java, en Inde, en Indonésie, en Thaïlande, au Sri Lanka, en Birmanie, en Turquie et au Sénégal.

Perreault aura permis la création d’univers sonores originaux par ses collaborations avec plusieurs compositeurs (dont Vincent Dionne, Claude Vivier, José Évangélista, Michel Gonneville, David MacIntyre et Bertrand Chénier), auxquels on doit ajouter ses propres créations musicales.

Je m’en voudrais de ne pas souligner son implication dans le milieu québécois de la danse. Après avoir co-dirigé le Groupe de la Place Royale, il a su créer et animer durablement une compagnie, la Fondation Jean-Pierre Perreault, tout comme il savait, lors de chaque spectacle, créer une formidable cohésion communicative parmi ses danseurs – peut-être cela tenait-il à ses qualités de pédagogue?

Jean-Pierre Perreault fait partie de ces artistes dont le Québec aura omis de reconnaître l’apport émérite à leur discipline. Au moment de sa disparition, je fonde l’espoir que le gouvernement québécois reconnaisse, par devoir de mémoire, son apport exceptionnel à la société québécoise et au monde de la danse et qu’il annonce la création, dès 2004, d’un nouveau Prix du Québec dédié à la danse et ayant pour dénomination le Prix Jean-Pierre Perreault.

Chercheur, visionnaire, novateur, animateur, bâtisseur, Jean-Pierre Perreault aura agi comme un passeur: de l’inconscient au sensible, de la tradition à la modernité, de l’intime au collectif, du corps à l’âme… Son entendement du monde et de la condition humaine, ses ancrages et ses intuitions vont nous manquer beaucoup. Merci, Jean-Pierre Perreault.