La folie du karaoké : Star d'un soir
Société

La folie du karaoké : Star d’un soir

Si, dans nos soirées du temps des Fêtes, le karaoké a rapidement remplacé les cuillères de bois et les chansons à répondre, cette forme d’expression populaire reste souvent déconsidérée par des consommateurs qui, au delà du divertissement, demandent de l’originalité et de la créativité… Il existe pourtant des cultures dans lesquelles copier est une mode sérieux d’apprentissage, conforme aux traditions. La face cachée du karaoké.@exergue: Reconnaître une chanson comme un objet important qu’il faut imiter et respecter fait partie d’un rite.

À l’approche du temps des Fêtes, les propriétaires de bars karaoké se frottent les mains et ceux qui louent des machines de karaoké préparent leur carnet de commandes. Comme tous les ans, ils savent que bon nombre de coordonnateurs aux ressources humaines feront appel à eux pour pimenter leurs partys de Noël corporatifs. Plusieurs familles auront le même réflexe. "Souvent, c’est une expérience que les gens ont aimée l’an dernier et ils reviennent cette année", dit le propriétaire du bar Zoé Karaoké & Cocktails, Pascal Galante.

Le karaoké a fait son apparition aux États-Unis en 1992. Depuis, c’est la folie furieuse: des bars karaoké poussent partout. Disques, machines et logiciels de karaoké se vendent comme des petits pains chauds. La compagnie floridienne Singing Machine, qui commercialise de l’équipement de karaoké, s’est même classée en première position du palmarès 2002 des 100 entreprises américaines ayant la plus forte croissance, selon le magazine BusinessWeek. Si le karaoké est devenu le vecteur de divertissement par excellence pendant le temps des Fêtes, c’est aussi une mode qui semble avoir fait un saut définitif dans la catégorie des phénomènes de société.

Imiter l’idole
Professeur de communications à l’Université Saginaw Valley au Michigan, Rob Drew s’est penché sur l’univers du karaoké dans son essai Karaoke Nights: An Ethnographic Rhapsody. Selon lui, l’aspect le plus frappant du karaoké est l’imitation. Il précise que ce n’est pas un hasard si l’engouement est né au Japon: "Là-bas, l’imitation est vue comme un moyen nécessaire dans l’acquisition de plusieurs habiletés artistiques." Au pays du sushi et du karaté, chaque forme d’art est enseignée par un maître, qui transmet ses techniques à l’apprenti grâce à une série d’actions stylisées qui doivent être répétées maintes et maintes fois. Une imitation de cet ordre devient, pour les Japonais, une expression de la créativité et de l’individualité. "Dans le cas du karaoké, le chanteur original est moins un auteur ou un interprète qu’un professeur qui enseigne la chanson", ajoute Rob Drew. Les Nippons poussent ce mimétisme à l’extrême en écoutant à répétition la même chanson pour, ensuite, être en mesure d’interpréter la pièce originale sans oublier la moindre nuance, intonation ou inflexion de la voix. Au Japon, l’explosion du karaoké a profondément modifié l’industrie du disque. Avant l’introduction de chambres de karaoké un peu partout au pays, seulement 3 millions de singles produits régionalement étaient vendus chaque année. Depuis 1992, il n’y a jamais eu moins de 13 millions de copies vendues. Évidemment, beaucoup de disques compacts japonais incluent désormais une version sans paroles de la chanson. L’industrie musicale japonaise a trouvé dans le karaoké une forme qui se marie à merveille aux traditions culturelles populaires.

Si l’art et la créativité au Japon sont transcendés par l’imitation, c’est pratiquement le contraire dans les pays occidentaux. Dans la culture américaine, la valeur d’une oeuvre artistique est intimement liée à l’expression de sentiments et d’émotions propres à l’artiste. S’il y a tant de protestation à propos de la mondialisation de la culture, c’est surtout parce qu’on tente d’homogénéiser l’art et d’en faire un produit comestible plutôt qu’original. Ceci expliquant cela, on a tendance à considérer le karaoké comme un art médiocre, voire risible. Bien plus un trip de gang qu’une forme d’art populaire, il n’est pas rare de voir un groupe d’étudiants en fin de session envahir la scène d’un bar karaoké pour interpréter une version très "personnelle" de Sex Bomb de Tom Jones. Combien de performances de karaoké ont davantage pour objectif d’amuser la galerie que d’aborder sérieusement une pièce musicale? La plupart de ceux qui montent sur scène pour se donner en spectacle ne sont pas toujours ce que l’on pourrait qualifier de talentueux. L’intention est ailleurs: le karaoké permet à Tartempion de goûter à des bribes de célébrité. Le temps d’une chanson, tout le monde peut incarner l’idole.

Un loisir sérieux
Mais tous ne considèrent pas le karaoké comme un passe-temps un peu kitsch et plutôt rigolo; certains en font une activité très sérieuse. C’est ce qu’a remarqué Pascal Galante: "Quand on a ouvert le bar il y a trois ans, j’avoue que [les performances] étaient assez pénibles, mais ça va de mieux en mieux. La clientèle s’améliore. Parce que dans le fond, tout le monde est capable de bien chanter, il suffit de trouver sa voix. " Dans ce bar situé dans le quartier Saint-Michel à Montréal, on peut faire du karaoké du dimanche au mercredi, de 22h à minuit. "Pendant la semaine, dit Pascal Galante, c’est surtout des gens qui viennent pratiquer leurs chansons. Ils viennent quand il n’y a pas trop de monde. Parce qu’évidemment, si on vient un vendredi, le bar est plein. On préfère alors y aller avec des choix sûrs, des chansons qu’on connaît bien".

L’engouement pour le karaoké ne cesse de prendre de l’envergure. Cet automne, TQS a mis en ondes l’émission Le Grand Défi karaoké Le Lait, un concours de karaoké animé par Chantal Lacroix. Pour sélectionner les candidats, l’équipe de la maison de production Sogestalt Télévision a visité un grand nombre de bars karaoké au Québec, de Rouyn-Noranda à Rivière-du-Loup. "On a passé environ 1200 personnes en pré-auditions et en auditions finales, dit Zoé Latraverse, recherchiste pour l’émission. On a été étonnés par la qualité des candidats. C’était vraiment des gens qui aiment chanter et qui ont beaucoup de talent." Le Grand Défi karaoké Le Lait rejoint en moyenne entre 350 000 et 400 000 personnes par semaine. Pour les participants, le désir caché est souvent de se faire remarquer par quelqu’un d’influent dans le domaine du show-business. Certains espèrent ainsi amorcer une carrière dans la chanson. Mais la réalité est tout autre. "Je me serais sentie mal de dire aux concurrents qu’ils allaient devenir des vedettes, ajoute Zoé Latraverse. Ce n’est pas parce qu’ils chantent sur une scène du Spectrum et que Guy Latraverse est dans la salle qu’ils vont devenir des stars… Mais les gens qui ont participé au Grand Défi étaient assez relax et voulaient avant tout s’amuser." Avoir ses 15 minutes de gloire… sans plus?

Sacré karaoké
Même si certains s’en amusent, Rob Drew note que les interprétations qui remportent le plus de succès au karaoké sont celles qui se rapprochent le plus des chansons originales. L’interprétation fidèle d’une chanson transforme celle-ci en un lieu sacré dans lequel le public se reconnaît, sans vouloir le profaner. Ce lieu sacré, la chanson en l’occurrence, est "une ressource vitale pour la définition d’une culture", selon Rob Drew. Reconnaître une chanson comme un objet important qu’il faut imiter et respecter fait partie d’un rite. Au même titre que la chanson à répondre suit une logique que tous comprennent et dont personne ne cherche à changer la formule…