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Le sexe omniprésent : À toutes les sauces
Devant les clients inquiets du plaisir qu’ils souhaitent donner, les prostituées pourraient répondre (si elles n’étaient pas là pour mentir) que toute la volonté du monde n’arriverait pas à contrecarrer l’effet dévastateur du nombre. Le corps a des limites dont la conception mercantile de la sexualité ne tient pas compte.
Auteure de Putain, Nelly Arcan
Photo : FR. carter Smith/ corbis Sygma
Devant les clients inquiets du plaisir qu’ils souhaitent donner, les prostituées pourraient répondre (si elles n’étaient pas là pour mentir) que toute la volonté du monde n’arriverait pas à contrecarrer l’effet dévastateur du nombre. Le corps a des limites dont la conception mercantile de la sexualité ne tient pas compte.
Ce que provoque l’alliance de la consommation et de la technologie, c’est la démesure. Et ce qu’il faut pour que le système fonctionne, c’est que non seulement cette démesure ne soit pas perçue, mais que soit ressentie, à la place de la nausée accompagnant normalement le gavage, une insuffisance. Ce tour de passe-passe prend toujours, dans la publicité, la forme d’une promesse de satisfaction absolue, et devient un jeu d’enfant lorsqu’il s’agit de vendre des produits et services se rattachant à la sexualité. Pourquoi?
Parce que les pulsions sexuelles sont indépassables, parce qu’elles sont là dans leur irrésistible sauvagerie depuis la nuit des temps. Après l’effondrement des grandes institutions servant de balises aux comportements sexuels, rien n’empêche queues et chattes de se faire voir et de faire parler, s’imposant plus que jamais par le biais d’images que l’on vend et qui, surtout, font vendre. Personne, de nos jours, ne peut échapper à la dénudation du corps des femmes que l’on accole ensuite aux produits de beauté et aux cotes d’audience, au Grand Prix et à l’idée de vacances passées en Thaïlande.
Je ne vois pas comment on peut associer, encore aujourd’hui, la sexualité au tabou – qui est, par définition, ce qu’on ne peut nommer -, parce que parler de son cul est ce qu’il y a de plus commun. Et tous ceux qui espèrent un peu de silence sur le sujet et un retour au privé le font en vain, car cette singerie continuera de triompher au-delà des phénomènes de mode, de faire l’objet de tous les discours et de prendre d’assaut les champs sociaux et culturels. Pourquoi?
Parce que la publicité dont le système dépend a la propriété de tout afficher et exige que tout puisse s’acheter, même les choses qui, par nature, ne s’achètent pas, comme la dignité, la reconnaissance et le succès, comme la minauderie des femmes qui se donneront à vous parce que vous avez une voiture, et le contact musclé des hommes qui ne vous lâcheront plus parce que vous utilisez du shampoing. Où que vous tourniez la tête, vous êtes happés par des images qui vous rappellent que vous n’êtes jamais suffisamment bandés, ou suffisamment bandantes. La parade sexuelle si totalement assimilée à la consommation a un pouvoir de captation qui n’a d’équivalent que ce que nous éprouvons devant les représentations de la mort, et s’imposera de plus belle, jusqu’à ce qu’on ne retienne de la vie que des femmes nues derrière lesquelles se profile la masse des clients potentiels.
Mais l’insuffisance au coeur de la logique consumériste est sans issue: associée à l’objet toujours à acheter et donc toujours manquant, la sexualité est devenue le terrain d’une des plus redoutables aliénations de notre temps. Déversée sur la place publique, elle se veut celle [C H1]d’un tout-voir et d’un tout-savoir. Il ne suffit pas de baiser, il faut le dire et le montrer, il faut insister, fournir les détails et, surtout, prévoir les défaillances. Voilà pourquoi on fait appel à la médication, quand ce n’est pas à la chirurgie. On semble oublier que le désir n’a rien à voir avec la performance ou la plastique de l’organe, et est entretenu non pas par ce qui se montre, mais par ce qui se dérobe.
On se trompe en prétendant que l’étalage dont nous sommes les témoins forcés va de pair avec un accroissement du plaisir, car en fait, il est à l’origine d’une insatisfaction. Pourtant, on laisse entendre que l’information fournie par les magazines féminins et les émissions de télé, où on voit mâles et femelles raconter bêtement de quelle façon ils jouissent, va éclairer quelque chose. Eh non, ne résultent que l’abrutissement d’un public qui cherche toujours son point G et l’illusion d’une sexualité perfectible dont l’unique ressort serait la technique.
Et pour la première fois de l’histoire, la sexualité est strictement reliée à un plaisir que l’on espère maximiser: il faut jouir comme les acteurs de films pornos pour que les voisins de palier comprennent qu’ici, on baise tel que prescrit. Entre les hommes et les femmes dont la libido se trouve canalisée par les images, l’acte sexuel n’est pas ce qui fonde une alliance et n’engage personne, parce que l’autre est ailleurs, bouche ouverte sur le Web ou hurlant sur l’écran d’une télé. On passe sous silence que l’autre, dans la pornographie, n’est présent que le temps de l’excitation.
L’enfermement des hommes dans un monde de femmes virtuelles, toujours prêts à payer pour accéder à l’idéal du bandant, et le repli narcissique des femmes, toujours prêtes à payer pour incarner cet idéal, font que chacun est indéfiniment remplaçable pour l’autre. Contrairement à ce que l’on pense, les discours actuels sur la sexualité et le flot des images qui les accompagnent n’arriveront jamais à la définir, car ils forment des écrans qui nous empêchent de nous voir.
Le plus triste, au fond, c’est peut-être que dans ce monde où l’on ne parle que de cul, les hommes et les femmes ne se sont jamais si peu rencontrés.
[C H1]Réfère à quoi?