Les bio-insecticides : Survie de bestiole
Société

Les bio-insecticides : Survie de bestiole

Pour contrer divers fléaux sanitaires, la science a accouché des antibiotiques, invention providentielle pour des millions de personnes atteintes de maladies infectieuses. Mais leur utilisation à tous vents, et même de façon préventive dans certains cas, a entraîné l’émergence de bactéries résistantes, phénomène préoccupant s’étant reproduit dans l’environnement avec les insecticides chimiques pulvérisés à la tonne sur les grandes cultures. Cul-de-sac scientifique ou douce revanche de la nature?

Soucieux de protéger l’approvisionnement alimentaire et la viabilité économique de leurs investissements, scientifiques et agriculteurs jonglent avec une patate chaude depuis qu’ils sont confrontés à un nombre grandissant d’espèces nuisibles ayant développé de fortes résistances aux insecticides chimiques traditionnels. En effet, on fait état de plusieurs centaines d’espèces d’insectes devenus insensibles aux produits chimiques qui tuaient auparavant leurs ancêtres.

Les millions d’espèces d’insectes présents sur la planète – éléments inséparables de l’écosystème et grands contributeurs de la biodiversité – représentent beaucoup de petites bouches à nourrir. D’où l’estimation de l’Institut Pasteur selon laquelle 30 % de la production végétale mondiale (forêts, cultures maraîchères et industrielles) est annuellement dévorée par des insectes phytophages. Aux États-Unis seulement, la chrysomèle du maïs causerait par exemple pour plus d’un milliard de dollars de dommages par an. Entre la nécessité d’assurer un approvisionnement normalisé, de soutenir l’économie et de garantir un certain niveau de sécurité bioenvironnementale, l’équilibre semble difficile à atteindre.

D’où l’intérêt pour l’industrie agroalimentaire, selon certains, d’entreprendre un virage vers une plus grande utilisation des pesticides biologiques réputés plus propres que leurs équivalents chimiques.

L’avenir dans les biopesticides?
Les promoteurs de l’utilisation des biopesticides mettent en lumière les risques liés à l’utilisation des pesticides chimiques: dangers pour la santé, pollution des nappes phréatiques, atteintes à la biodiversité et développement de résistances chez les espèces visées. Au contraire, les bio-insecticides, développés à partir de bactéries ou de protéines naturelles mais néanmoins toxiques pour certains insectes, seraient plus "verts" au point où les agriculteurs certifiés biologiques par le Conseil d’accréditation du Québec peuvent les utiliser dans certains cas.

La grande majorité des bio-insecticides sont conçus à partir de l’une des variétés connues du Bt (bacillus thuringiensis), bactérie présente dans le sol qui fut découverte il y a plus d’un demi-siècle. Ingérée par les insectes ciblés, elle trouera les intestins de ces derniers et provoquera leur mort. Aisément fermentés dans des bioréacteurs et transformés en poudres ou liquides, les bio-insecticides à base de Bt ne font pas consensus: même s’ils sont admis en agriculture biologique, parle-t-on réellement de lutte biologique et sécuritaire? Amis des insectes et fabricants du produit tiennent un discours différent à ce sujet.

"Pour les biologistes écologistes, comme moi, la lutte biologique contre un insecte ravageur en est vraiment une lorsque l’agent en cause est un organisme vivant, capable de s’autopropager et de s’autodisperser comme un prédateur, un parasitoïde ou un virus pathogène. Une protéine issue de la fermentation commerciale d’une bactérie n’a pas ces propriétés et n’est donc pas un agent de lutte biologique au sens propre; c’est un insecticide, bien qu’il soit important de le préciser: un bio-insecticide. Cependant, son principe d’action et ses limitations sont très proches de celles d’un insecticide chimique: c’est une toxine qu’on dispersera dans le milieu pour tuer rapidement des ravageurs. La toxicité d’une protéine bactérienne est généralement plus sélective et moins susceptible de s’étendre à une panoplie d’organismes non visés, y compris les humains, mais ses modalités d’action (toxicité) et ses limites sont très semblables", explique à ce sujet Conrad Cloutier, professeur en biologie et entomologie à l’Université Laval.

Ce à quoi rétorque Jean Cabana, président d’AFA Environnement, jeune entreprise de Laval produisant des bio-insecticides. "Je m’excuse, mais une bactérie est aussi un organisme vivant et on parle donc bien de lutte biologique. Ça fait 20 ans que j’entends ça de la part d’entomologistes, mais je leur rappelle que les bio-insecticides sont biodégradables et restent dans l’environnement moins longtemps que les produits chimiques. Il s’agit certes de produits toxiques pour certains insectes ciblés, mais le venin du serpent est lui aussi toxique tout en étant naturel. D’ailleurs, des volontaires ont déjà participé à des tests dans les années 60. Ils ont ingéré du Bt pur et il ne leur est rien arrivé! De plus, il faut souligner que ce ne sont pas tous les bio-insecticides qui sont conçus à base de la bactérie du Bt, nous en développons nous-mêmes un à partir de virus pour ce qui est de la foresterie. J’ai déjà personnellement bu 100 ml du virus contre la tordeuse d’épinette devant une équipe de l’émission Découverte en 1996 et cela ne m’a rien fait", dit l’entrepreneur, qui était avant 1998 et depuis 20 ans responsable de la gestion de l’utilisation du Bt en foresterie pour le compte du ministère des Ressources naturelles du Québec.

La vraie lutte biologique?
Pulvérisés sporadiquement comme c’est souvent le cas, les bio-insecticides à base de Bt n’amènent pas l’apparition de phénomènes de résistance chez les insectes, du moins pas aussi drastiquement qu’avec les insecticides chimiques. Cependant, des craintes plus sérieuses sont émises dans le cas des manipulations génétiques qui ont permis depuis 1995 d’inclure les gènes du Bt directement dans ceux des plantes à protéger, celles-ci produisant alors et en tout temps leur propre insecticide, ce qui risque d’accélérer le processus d’adaptabilité chez les insectes et nous ramener à la case départ.

"Les ingénieurs biochimistes qui sont d’avis que les bio-insecticides éliminent le risque que la résistance des ravageurs à la toxine apparaisse et se répande dans les populations traitées ne comprennent pas les mécanismes fondamentaux de l’évolution de la résistance dans les populations d’insectes. Tout bio-insecticide efficace à tuer les insectes déclenchera exactement les mêmes pressions de sélection naturelle qu’un insecticide chimique. Le fait qu’il s’agisse d’une protéine bactérienne plutôt que d’une toxine de synthèse issue des labos de chimie organique n’est pas important. Tôt ou tard les ravageurs les plus résistants à la toxine bactérienne vont être ceux qui laissent des descendants et leurs gènes de résistance vont se propager par la reproduction", dit Conrad Cloutier au sujet des risques de dérive de l’utilisation massive des bio-insecticides, particulièrement lorsqu’ils sont insérés génétiquement dans les plantes à protéger.

Pierre Gaudet, président de la Fédération d’agriculture biologique du Québec, penche lui aussi vers des méthodes moins drastiques où la nécessité d’utiliser des insecticides est évacuée. "On peut très bien contrôler les insectes ravageurs en effectuant des rotations de culture, en choisissant bien les plantes voisines et en insérant dans le milieu des insectes prédateurs. Dans mes champs de céréales, si je veux me débarrasser de pucerons, je planterai du soya pour une saison, ce qui les fera fuir, car ils n’aiment pas cette plante", illustre-t-il. "C’est aussi possible en serre, on peut y introduire des insectes prédateurs des ravageurs, et pour l’élevage des animaux on peut traiter certaines affections au charbon."

Cependant, tout vendu aux méthodes douces soit-il, l’agriculteur avoue qu’il n’hésitera pas à faire appel aux bio-insecticides pour sauver l’une de ses cultures céréalières d’une épidémie certaine. D’autre part, il ne fut pas en mesure de révéler quelle proportion des agriculteurs certifiés biologiques utilisent de tels produits. Selon les chiffres qu’il nous a transmis, 700 fermes sont certifiées biologiques au Québec sur les 30 000 recensées, et 200 autres sont en processus de certification. "Nous visons 3000 fermes bio d’ici 2005, et nous devrions alors occuper 3 % du marché en comparaison avec 1 % pour le moment", conclut M. Gaudet.