L'industrie de la porno sur le Web : Job de cul.fric
Société

L’industrie de la porno sur le Web : Job de cul.fric

Le sexe se vend souvent comme beaucoup le pratiquent: dans l’obscurité. Tous les jours, sans le dire, des millions de personnes visitent des sites pornographiques sur le Net au profit d’une industrie aussi méconnue que lucrative. Rencontre avec deux jeunes entrepreneurs québécois qui exploitent le filon comme on gère (presque) n’importe quelle business.

Le rendez-vous était fixé avec le businessman de la porno dans son appartement. Qui donc allait répondre à la porte? Le chanteur de Kiss en pyjama de cuir avec des pics sur les mamelons? Allais-je trouver des menottes près de la machine à café? La porte s’ouvre plutôt sur un appartement digne des décors de La Vie, la vie. Un grand loft lumineux décoré avec goût. Quant à notre homme, il a plutôt l’air d’un jeune champion de tennis en vacances. Et nous sommes là pour discuter des préjugés entourant l’industrie du sexe…

L’économie du sexe
"Je n’aime ni l’informatique, ni le sujet. Je fais ça parce que je veux prendre ma retraite à 35 ans", explique Sylvain, l’un des quatre associés de JJHS Media, petite entreprise québécoise spécialisée dans le marketing porno sur Internet. C’est si payant que ça? "Pour te donner une idée, en un mois, on a déjà fait plus de 30 000 $. C’est l’équivalent d’un an de salaire pour un finissant en informatique", de répondre son associé, John.

Les quelques données disponibles sont impressionnantes. L’industrie de la porno sur Internet générerait 1 milliard de revenus par année dans le monde avec pas moins de 400 000 sites payants disponibles (NY Times). Au cours du mois de février dernier seulement, plus de 40 millions d’Américains, soit 36 % des utilisateurs d’Internet, auraient visité un site sexuel. Enfin, plus de la moitié des requêtes effectuées sur les moteurs de recherche sont liées au sexe.

Des résultats appétissants pour les sociétés Internet en crise… En Europe, des fournisseurs d’accès Internet ont d’ailleurs commencé à vendre des produits érotiques et à lancer des sites carrément pornos pour compenser les pertes subies dans d’autres secteurs du commerce électronique. Un scénario qui ne risque pas de se reproduire en Amérique du Nord toutefois, croit Jacques Nantel, chercheur québécois spécialisé dans le domaine des NTI. "Les perceptions en Europe sont différentes. Ici, tout le monde sait que le secteur est très payant, mais les investisseurs refusent systématiquement de mettre des sous là-dedans. Ce n’est pas évident pour l’image d’un portail familial, Sympatico par exemple, d’aller dans cette direction-là. C’est vraiment une question d’image."

Pornographie et pédophilie
C’est que la grande majorité des sites sexuels standards ont beau être légaux, on les associe beaucoup à la pornographie juvénile qui, elle, est vraiment illégale. Ce qui donne lieu à une certaine frustration chez nos jeunes entrepreneurs… "Il faut faire la part des choses entre le légal et l’illégal. Quand tu dis aux gens que t’es là-dedans, ils sautent 10 pieds dans les airs puis ils pensent aux sites pédophiles. Tout le monde a la perception que c’est ça, alors que la vraie industrie qui fait de l’argent, ça ne touche à rien d’illégal, sinon elle ne ferait pas des centaines de millions de dollars", martèle Sylvain.

Tout de même… Aux États-Unis, la Free Speech Coalition (FSC), lobby qui représente l’industrie du divertissement pour adultes, a mené une lutte acharnée contre le projet de loi sur la pornographie infantile (Child Pornography Prevention Act). Et le puissant lobby a gagné. En avril dernier, après six ans de lutte juridique, la Cour suprême lui donnait raison, limitant de beaucoup la capacité des autorités à légiférer en matière de pédophilie.

L’empire des sens
Sylvain plaide que son travail se compare à celui de n’importe quelle compagnie Internet. "Une compagnie de marketing à la base va faire une campagne pour Coke, le lendemain pour GM, le jour d’après pour les couches Pampers. On est à la base une compagnie de marketing sauf que notre seul sujet, c’est la pornographie." Pour l’analogie dans la forme, Jacques Nantel abonde dans le même sens: "Le mode de fonctionnement d’un site porno, pour l’essentiel, est le même que celui du Wall Street Journal." D’ailleurs, ajoute-t-il, les sites "propres" auraient emprunté bien des trucs à l’industrie Web de la porno sur ce plan. "D’abord, dans le secteur de la porno, ils ont bien utilisé la stratégie du lock-in. C’est-à-dire qu’ils en donnent juste assez au consommateur qui doit payer s’il en veut davantage. Et puis, contrairement aux autres sites Internet de contenu, ils n’ont pas misé au départ sur un modèle de revenu basé sur la publicité et ça s’est avéré très payant pour eux. C’est un des rares secteurs où fonctionne la vente directe avec le consommateur."

Grosso modo, l’industrie de la porno sur le Web se divise en trois sous-secteurs. Il y a les producteurs de films et d’images concentrés surtout en Californie, les propriétaires de sites et les revendeurs d’accès aux sites qu’on appelle des "webmasters". Ce dernier niveau est très accessible. Dans son sous-sol, le jeune crack de l’informatique assez blasé par les images pour ne pas trop y porter attention peut vite faire beaucoup d’argent. Éric Lacroix, qui fait de la veille stratégique en NTI, met des bémols. "J’ai la conviction profonde que ce n’est pas aussi rentable que le folklore le suggère. Playboy.com, par exemple, a mis à pied la moitié de son personnel récemment. Et puis les sites sont souvent victimes de fraudes par cartes de crédit. Les compagnies comme American Express ou MasterCard sont donc de plus en plus méfiantes, ce qui oblige les détenteurs de sites à leur verser des ristournes importantes pour compenser les risques de fraude."

Le blues du businessman
Si les gars de JJHS Media ont bien voulu nous rencontrer, c’est pour attaquer le tabou entourant leur secteur. "La société fait preuve d’hypocrisie par rapport à cette industrie-là. Personne ne veut être lié à ça, mais en même temps, c’est ce qui se vend le plus. Mais alors, ils sont où, les consommateurs? (…) Tu ne peux pas aller à la banque parler à des hommes d’affaires qui pourraient peut-être être intéressés à investir là-dedans; ils n’investissent pas parce que tout de suite ils ont peur que tu fasses quelque chose d’illégal pis que ça leur retombe dessus."

Mais tous ne voient pas les choses de cette manière dans le milieu. Pour ceux-là, le malaise est admis, il suffit de se cacher. C’est le cas de Matt par exemple, un webmaster qui a organisé, en mai dernier à Montréal, le Cyber Net Expo, sorte de congrès de l’industrie Web pour adultes. "La plupart des compagnies ne veulent pas que le monde sache qu’elles sont là-dedans. Les gens préfèrent être discrets pour se protéger de tous ceux qui ont des préjugés." L’hôtel où s’est tenu le congrès, par exemple, a été très difficile à trouver. Et encore, Matt affirme que leur présence n’était même pas écrite dans le registre pour ne pas heurter la sensibilité des autres clients. "Ce n’est pas de la peur, c’est de la discrétion. Un peu comme l’enveloppe de plastique sur la revue porno. On ne veut pas se cacher, mais on ne veut pas s’afficher non plus au public non informé." Les associés de JJHS Media prennent aussi leurs précautions. Dépendamment de l’interlocuteur, la compagnie change de nom. Et, pour ne pas "faire de la peine à grand-maman", John n’a pas voulu afficher son vrai nom dans l’article. Pas question non plus de passer pour des consommateurs. Les gars interviewés ont tenu à le préciser: les sites de cul, ce n’est pas leur truc…