Organisme humanitaire dans l'impasse : Le clown est triste
Société

Organisme humanitaire dans l’impasse : Le clown est triste

Rien ne va plus chez Clowns sans frontières (CSF). L’association humanitaire, qui avait reçu les honneurs après ses missions à Sarajevo et en Bosnie, est au bord du gouffre. Les artistes ne peuvent agir auprès des enfants de la guerre, depuis que Goudurix, qui commercialise les produits CSF, refuse, selon l’association, de lui reverser l’argent récolté en son nom. En ce début d’année, l’organisme n’a pas d’autre choix que de fermer ses portes en espérant qu’une fois le problème réglé, il pourra recommencer à travailler auprès des gamins de la rue.

Chez Clowns sans frontières (CSF), les artistes n’ont plus le goût de rire. L’association humanitaire sans but lucratif, dont le volet québécois a été créé en 1994, est prise dans une tourmente financière et commence à se demander comment elle va bien pouvoir sortir la tête de l’eau.

En octobre dernier, Isabelle Abastado, régisseuse d’extérieur au cinéma qui a eu le béguin pour la cause, a été mandatée par CSF afin de vérifier les comptes de la société. Après étude, madame Abastado prétend que Goudurix, le distributeur désigné par CSF pour vendre les fameux nez de clowns portant le logo de Clowns sans frontières – grâce auxquels l’association peut amasser de l’argent et permettre à ses artistes de partir en mission -, "gardait de manière illégale et illicite tous les avoirs financiers de Clowns sans frontières".

Or, sans argent, pas de mission et sans mission, pas d’action. Ainsi, les clowns qui s’étaient engagés à se rendre en Haïti au cours de l’automne, dans le but de redonner le goût du rire aux jeunes enfants de la rue et leur apporter un moment de bonheur et d’espoir, sont restés cloués au sol.

Pour Isabelle Abastado, une importante mésentente entre les parties les empêche de parvenir à un accord. Selon un contrat signé par Alexandre Pépin, président de la société Goudurix, et par Jacques Thériault, président-fondateur de CSF, le premier s’engageait, moyennant 75 % des recettes, à assembler et à vendre les nez de clowns et à reverser 25 % du montant de vente net à l’association 30 jours plus tard. Cependant, toujours selon CSF, "depuis le 31 août, Goudurix n’a rien reversé à CSF alors qu’il détient près de 10000 $, correspondant à 25 % des ventes de l’été. Ce qui me dérange beaucoup hormis le prorata 25 % – 75 %, c’est qu’il refuse de fournir une tenue de livres, un justificatif des entrées d’argent qui sont faites au nom de CSF". Mme Abastado considère que, si une telle situation existe, "tout le monde est leurré. Les donateurs pensent que l’argent va aux enfants. La prétention réelle n’est donc pas honorée". En outre, la coordonnatrice de fortune ajoute que CSF est actuellement "dans l’impossibilité de fournir ses taxes". Goudurix garderait en effet les tenues de livres comptables de l’association, empêchant celle-ci de produire un état financier.

La guerre
"Depuis juillet 2002, c’est la guerre entre le conseil d’administration de CSF et le pdg de Goudurix. Peut-être qu’Alexandre Pépin avait des intentions nobles au début en assumant les dettes de CSF, mais il les facture ensuite sur les 25 % censés revenir à CSF au lieu de se contenter des 75 % qu’il reçoit déjà. Il n’y a pas à dire, il a quand même vu le fric qu’il pouvait aller chercher là-dedans. Et aujourd’hui, pour accepter de mettre fin au contrat, Goudurix exige le rachat de l’inventaire par CSF, car l’association n’autorise plus les ventes de nez", dénonce Isabelle Abastado.

"Les 75 %, ce qu’il en fait, je ne le sais pas et cela ne me regarde pas, mais je peux vous dire que prendre 75 % des recettes pour monter des nez de clowns, c’est beaucoup. Avec à peine 25 %, nous devons de notre côté rembourser des dettes, partir en mission, payer un loyer, mener à bien notre projet de carrefour des arts clownesques… C’est mission impossible, alors nous n’avons plus d’autre choix que de prendre des dispositions: mise en demeure, procédures judiciaires…", regrette la jeune femme.

Chose certaine, tant que les deux parties ne parviendront pas à un accord, les clowns sans frontières resteront otages de l’argent et ne pourront pas se consacrer à leur mission. D’ailleurs, en attendant l’hypothétique accord, "les administrateurs ont décidé de cesser leurs opérations jusqu’à ce que les choses puissent se régler avec Goudurix. Ils ne peuvent continuer ainsi, prévient Isabelle Abastado. Ils n’ont même pas la possibilité de demander de prêt à la banque puisqu’ils ne sont pas en mesure de produire un état financier", se désespère-t-elle.

Joint par téléphone, Alexandre Pépin, reconnaissant l’importance du conflit avec CSF, a refusé de commenter la situation. "Je ne pourrais absolument rien vous dire. Ce n’est pas parce que je ne veux pas, car j’aimerais bien que tout le monde sache ce qui arrive. Je ne peux pas puisqu’il n’y a rien de réglé. Comme il y a beaucoup de diffamation dans ce dossier, je ne pourrais pas commenter beaucoup de choses", a-t-il prévenu, ajoutant qu’il était en train de régler le problème. Au sujet de la situation de l’association, M. Pépin a simplement ironisé: "C’est dérangeant pour eux, en partant. Parce qu’ils ne font pas ce qu’ils ont à faire." Impossible donc de savoir comment M. Pépin pense résoudre le désaccord. Il a fait état de procédures judiciaires en cours, sans que l’on puisse savoir devant quel tribunal celles-ci avaient été déposées et alors que CSF nie avoir reçu quoi que ce soit à ce sujet.

Charles Mercier, avocat au barreau du Québec spécialisé en droit corporatif et en droit des affaires, estime qu’il n’y a rien d’illégal dans le contrat passé entre les deux parties. "D’après ce que l’on voit, CSF voulait faire supporter le fardeau financier par Goudurix. C’est une bonne idée et une pratique très courante qui permet d’obtenir des revenus sans avoir à subir d’investissements." Si l’entente est parfaitement légale, l’avocat émet cependant un bémol quant aux responsabilités que Goudurix devait concrètement supporter. Car s’il ne lui paraît pas déraisonnable de prime abord qu’une association laisse 75 % de ses revenus nets à l’organisme chargé de gérer sa marque de commerce et ses articles de promotion, encore faut-il qu’une telle gestion comprenne des risques réels.

Finalement, Charles Mercier conclut que CSF aurait dû exiger un plus grand suivi de ses affaires, ce qui lui aurait évité des déconvenues.

En ce qui concerne le deuxième volet de cette affaire, Me Mercier remarque que "la cessation de la relation d’affaires doit être faite en conformité avec le contrat d’origine". Les parties doivent donc entamer des discussions et parvenir à un ajustement des sommes dues de part et d’autre. Un pari qui est loin d’être gagné puisque justement, CSF et Goudurix ne s’entendent pas sur la gestion de la crise. "Il faut que chaque partie respecte ses obligations. Ce qui oblige Goudurix au paiement des sommes dues. Dans le cas contraire, CSF devra payer des coûts juridiques extrêmement élevés pour obtenir ledit paiement. Le recours est la seule solution", explique Charles Mercier. En fin de compte, il semble bien que les clowns soient pris au piège et que, d’une manière ou d’une autre, ils aient à payer s’ils veulent retrouver leur liberté.

Transparence
La mésaventure de Clowns sans frontières nous ramène à des questions qui ne sont pas nécessairement mises en cause dans cette affaire, mais qui, de façon plus globale, peuvent concerner de tels organismes: sont-ils légitimes et respectent-ils la loi? Les scandales Enron et Worldcom, qui ont fait la une des manchettes en 2002, peuvent laisser songeur quant à la qualité des tenues de livres comptables, que ce soit dans les sociétés à but lucratif ou dans les organismes de charité.

Cette question préoccupe d’ailleurs de plus en plus les Canadiens. Selon un récent sondage, la crainte des organismes de charité illégitimes figure en effet au cinquième rang de leurs plus grandes peurs alors qu’elle a longtemps occupé la 10e place.

Élise Létourneau, directrice des communications à Centraide Québec, rappelle que les organismes de charité inscrits comme tels, c’est-à-dire ceux qui émettent des reçus de charité, doivent consacrer au maximum 20 % de leurs revenus à leur administration. Centraide s’est donné pour mission de toujours respecter la règle de la transparence.

"Nous retournons 85 % des sommes recueillies à des organismes communautaires et à des organisations de lutte contre la pauvreté. Chaque organisme fait une demande en présentant son rapport annuel d’activité et la liste de son conseil d’administration. Le dossier est étudié par notre CA composé de bénévoles du milieu qui décident d’attribuer et de reconduire ou non une certaine somme", explique madame Létourneau. Et pour vérifier, rien de plus simple puisque l’état financier de Centraide est disponible sur son site Internet.

Vérification
Afin de s’assurer du sérieux de l’un des 78 000 organismes de charité enregistrés au Canada, les particuliers peuvent se rendre sur le site de l’Agence des douanes et du revenu du Canada (www.ccra-adrc.gc.ca/tax/charities/menu-f.html). Ils pourraient d’ailleurs avoir de sacrées surprises. "Car si 20 % maximum des sommes reçues doivent servir spécifiquement à l’administration lorsqu’il y a émission de reçus déductibles d’impôts, il n’y a en revanche aucune limite aux dépenses et surtout aucune vérification quand l’organisme n’émet pas ces reçus", précise une représentante de l’Agence des douanes et du revenu du Canada.