Les Décisions absurdes – Entrevue avec Christian Morel : Se tirer dans le pied
Société

Les Décisions absurdes – Entrevue avec Christian Morel : Se tirer dans le pied

Et si les catastrophes comme celle de la navette Columbia ne relevaient pas de cette inextricable part de risque, mais étaient tout bêtement le fruit de décisions absurdes? Le sociologue français CHRISTIAN MOREL décortique dans son dernier livre la mécanique des erreurs étranges, aux conséquences parfois dramatiques.

Comment deux pétroliers naviguant l’un vers l’autre par temps clair et suivant des voies parallèles séparées par 1,5 km en viennent-ils à entrer bêtement en collision? Qu’est-ce qui pousse un pilote d’avion qui craint un problème avec le train d’atterrissage, bien que les instruments indiquent que tout va bien, à tourner durant une heure au-dessus de la piste, jusqu’à s’écraser, faute de carburant? Pourquoi la NASA a-t-elle pris la décision de lancer Challenger en 1986 contre l’avis d’experts-ingénieurs prédisant une catastrophe? Mystère, direz-vous.

L’erreur est humaine, persévérer est diabolique
Le sociologue français Christian Morel est d’avis qu’il existe une mécanique propre à ce type d’accidents qui relèvent de décisions pour le moins douteuses d’individus néanmoins sains et équilibrés. C’est ce qu’il démontre dans son livre Les Décisions absurdes. "Errare humanum est, perseverare diabolicum", écrit l’auteur en introduction. La démarche est originale. Morel n’a pas écrit tout banalement un livre sur les petites bourdes de la vie quotidienne – comme renverser son café -, très fréquentes et normales, et qui sont le fruit de la précipitation ou de facteurs irrationnels; il s’est plutôt penché sur les erreurs extrêmes, "radicales et persistantes", qui résultent d’un lent processus, d’un calcul minutieux, posé, rationnel. "J’ai étudié des cas où les gens s’enfoncent dans l’erreur non pas parce qu’ils sont dans l’urgence, mais alors qu’ils ont le temps, qu’ils y vont lentement, en persévérant et en croyant qu’ils ont raison. S’enfoncer dans l’erreur pour des raisons que l’on juge bonnes, voilà l’absurde. En fait, mon livre est fondé sur l’idée qu’on va parfois contre le but fixé."

Challenger et Columbia: des tragédies annoncées?
Parmi tous les exemples cités dans le livre, celui de l’explosion de la navette Challenger en 1986 retient davantage l’attention, étant donné les récents événements. Bien sûr, la conquête spatiale comporte un facteur de risque élevé, mais, nous dit Morel, la catastrophe de 1986 était parfaitement prévisible et annoncée. Challenger a explosé à la suite du mauvais fonctionnement des joints d’étanchéité, censés empêcher les flammes de lécher la paroi des fusées d’appoint (boosters), qui se dilatent sous l’effet de la chaleur. Le froid de la nuit précédant le lancement a fait en sorte de ralentir le rythme de dilatation des joints, d’où l’explosion. Or, des experts avaient servi une sévère mise en garde à la NASA, certains avertissant même qu’ils ne témoigneraient pas devant une commission d’enquête s’il arrivait un malheur… "Les ingénieurs étaient inquiets à cause du froid. Déjà, lors de vols précédents, des joints d’étanchéité avaient mal fonctionné à basse température. Mais la firme Morton Thiokol, qui fabrique les joints, n’avait jamais mené d’études approfondies sur leur fonctionnement à basse température. Or, les dirigeants de la NASA ne voulaient pas que des soupçons, mais des preuves que les joints auraient un problème."

Dans le cas de Columbia, des voix se sont élevées pour décrier les erreurs de jugement qui auraient pu être commises. Dans sa livraison du 6 février, l’hebdo français Le Nouvel Observateur révélait que des hauts dirigeants de la NASA considéraient Columbia comme "obsolète et dangereuse", la NASA devant même chercher sur Internet des pièces informatiques d’occasion qui ne se fabriquent plus! Richard Blomberg, président du Conseil pour la sécurité aérospatiale, a démissionné car ses vives inquiétudes au sujet de la navette ne trouvaient pas écho.

Déjà en 1986, la NASA, qui dit faire primer la sécurité, était obsédée par le lancement de Challenger, croit Morel, qui réfute toutefois la thèse du "calculateur amoral" pour expliquer la catastrophe (ou ça passe, ou ça casse), étant donné les risques de poursuites judiciaires. Pour Morel, la faute est cognitive et a trait à une mauvaise appréciation du risque de la part des dirigeants de la NASA, par comparaison avec les ingénieurs. "C’est la conjonction de petites fautes qui a créé une grosse absurdité. Faire partir la navette était devenu un but en soi, au-delà de la sécurité des passagers." S’est-il passé la même chose dans le cas de Columbia? Sans vouloir se compromettre, faute de recul, Christian Morel émet quelques soupçons. "Je ne peux pas encore dire si c’est le même mécanisme que pour Challenger, mais certains disent qu’il y avait eu des alertes, une appréciation très fausse des probabilités d’échec, comme pour Challenger. Mais je n’ai pas suffisamment d’informations pour juger de ce qui s’est passé. Une radio française m’a aussi demandé d’intervenir mais c’est contre ma déontologie que de spéculer."

Les sentiers de l’erreur radicale
Selon Morel, les individus en viennent, sans s’en rendre compte et pour d’étranges raisons, à s’enfermer dans des "souricières cognitives", dans des pièges mentaux, jusqu’à oublier l’objectif essentiel, d’où les bourdes monumentales.

L’ouvrage est complexe, l’auteur identifie des processus ou biais cognitifs (grossières erreurs de raisonnement, de représentation), collectifs (les gens s’intoxiquent les uns les autres, acquiescent tacitement, n’osant pas exprimer leur vision) et téléologiques (perte du but visé) afin de rendre compte des décisions absurdes. Ainsi, le capitaine du pétrolier qui a dévié de sa trajectoire pour aller se faire percuter, simplement pour respecter la règle maritime de dépassement par bâbord, a commis une grave faute cognitive, jumelée à une perte de vue de l’objectif premier qui est de passer sans encombre.

La condition humaine
Mais comment des êtres intelligents, dotés de jugement, peuvent-ils commettre à répétition de telles gaffes? Morel répond que l’intelligence va de pair avec cette capacité d’absurde, que n’ont pas les animaux; deux loups ne dévieraient pas de leur route pour entrer stupidement en collision. "L’être humain raisonne de façon limitée. Dans un monde complexe, on est obligé de raisonner en faisant des simplifications. Ça permet d’aller vite et ça donne beaucoup de découvertes scientifiques, mais parfois on fait de grosses erreurs."

www.christian-morel.net

Les Décisions absurdes: sociologie des erreurs radicales et persistantes
De Christian Morel
Éditions Gallimard
2002, 297 p.