La désinstitutionnalisation à Québec : Phase terminale
Société

La désinstitutionnalisation à Québec : Phase terminale

Près d’une centaine de lits seront libérés sous peu à l’hôpital psychiatrique Robert-Giffard et autant de places devront être rendues disponibles dans la communauté malgré que le réseau d’accueil et de services y soit déjà surchargé et sous-financé. Doit-on craindre de fâcheuses conséquences pour les personnes désinstitutionnalisées et celles qui seront appelées à les côtoyer?

Cette façon de réintégrer en société les personnes présentant une déficience mentale, par "blocs" de patients, peut mettre en jeu la qualité des services et parfois même la sécurité et la santé des premiers concernés et de leur entourage. C’est ce que croient certains intéressés que nous avons joints et pour qui le discours apaisant des autorités n’est pas suffisant.

Le discours officiel
Le Centre hospitalier Robert-Giffard (CHRG) a déjà hébergé plus de 5000 personnes et n’en comptera plus, après le prochain transfert, que 750.

Le volet du processus de désinstitutionnalisation, ou de "désins", pour les intimes, qui consiste à sortir des milliers de patients des murs des hôpitaux psychiatriques tire donc à sa fin. Cependant, le travail ne fait que commencer si l’on considère qu’une fois réintégrées en société, ces personnes nécessitent des soins particuliers au sujet desquels des lacunes sont constatées.

Le directeur général du CHRG, Michel Gervais, a confirmé que des unités de l’hôpital psychiatrique seront fermées sous peu. "Ça concerne environ 80 usagers qui passeront sous la responsabilité administrative du Centre de réadaptation en déficience intellectuelle de Québec (CRDIQ) le 31 mars, ce qui répond aux orientations ministérielles", a-t-il expliqué, ajoutant que ces "cas lourds" seront "dirigés vers diverses ressources d’accueil dans la communauté".

Conscient des craintes qui se manifestent parfois dans de tels cas, le Dr Gervais veut se faire rassurant. "Nous n’envoyons pas dans la communauté des gens qui peuvent représenter un danger pour eux-mêmes ou pour autrui. Il y a des limites à la désinstitutionnalisation! On ira au cas par cas, avec beaucoup de soins. On réinsère ces personnes dans la société quand elles sont prêtes et que c’est possible."

Le Dr Gervais soutient que le prochain transfert implique des cas de déficience intellectuelle et non de maladie mentale. "On n’a pas d’affaire à aller à l’hôpital psychiatrique si on n’a pas de problèmes psychiatriques! La déficience intellectuelle, comme son nom l’indique, est une déficience et non une maladie. On ne peut la traiter mais seulement donner à ces gens un climat et un environnement favorables", fait-il valoir.

Michel Turmel, directeur du CRDIQ, confirme lui aussi ce prochain transfert. Le CRDIQ dessert déjà 1850 personnes, dont environ 800 réparties dans des résidences d’accueil de type résidentiel. Si la prise en charge de ces 88 usagers du CHRG gonflera de quelques millions le budget de l’organisme, elle ne réglera pas le problème de sa liste d’attente comptant déjà 188 personnes qui nécessitent une résidence supervisée. "On manque de budget pour eux", reconnaît M. Turmel.

Mais, insiste-t-il, "il ne faut pas céder à l’alarmisme et au pessimisme et plutôt démystifier la déficience intellectuelle, qui n’est pas dangereuse en soi. Avant les années 1970, nous avons fait une grave erreur de société en décidant d’interner ces gens et aujourd’hui, en informant la population, la méfiance tombe. Les gens voient bien que ce n’est pas un trisomique qui viendra les voler ou leur faire du mal!"

France Pomerleau, relationniste pour la Fédération québécoise des CRDI, abonde dans le même sens. "La déficience intellectuelle est un état souvent hérité de la naissance qui peut être lié à des troubles de comportement, mais les résidences d’accueil offrent un encadrement et un suivi adéquats." La dame admet cependant que les CRDI font face à un problème de budget et de recrutement de personnel.

La version des familles
François Perreault, de l’Association pour l’intégration sociale de Québec, n’est pas sans craintes. "On a vu dans le passé que la "désins" s’est faite sur le dos des usagers et sous le couvert de politiques de réintégration dans la communauté alors que c’était les économies qui étaient visées. Nous ne doutons pas de la volonté du CRDIQ d’offrir des services de qualité, mais de ses moyens pour le faire. La moitié des personnes sur sa liste d’attente ne reçoivent aucun service", déplore-t-il. Cependant, il tient à relativiser les dangers potentiels. "Lors de transferts importants, il y a certainement un risque de ne pas répondre à tous les besoins. Mais il n’est pas vrai que les déficients sont plus dangereux que qui que ce soit d’autre. Il peut se trouver parmi vos voisins des personnes non déficientes et qui sont très violentes, qui battent leur femme par exemple!"

Du côté de la Fédération des familles et amis de la personne atteinte de maladie mentale, Hélène Fradet relate que la "désins" n’est pas seulement affaire de déficience mentale. "Dans notre cas, elle s’est concrétisée par moins de lits en psychiatrie et des séjours plus courts. Le manque de ressources nous touche durement et ce sont les familles qui encaissent les coups. On est en accord avec le principe de réintégration en société, mais dans la mesure où on a l’assurance que le soutien vient avec, ce qui n’est pas toujours le cas." D’autre part, elle croit qu’avec une structure solide, un encadrement et des médicaments, les risques ne sont pas démesurés et les craintes populaires non justifiées. "Mais, sans cet encadrement, un voisin instable qui vient frapper dans votre porte à 2 h du matin, c’est quelque chose qui peut arriver!"

Marcel Faulkner, du Regroupement des parents de personnes ayant une déficience intellectuelle de Montréal, se désole lui aussi des listes d’attente, mais insiste sur la nécessité de compléter la tâche entreprise. "Le problème n’est pas de les avoir fait sortir de là mais de ne pas avoir fait suivre le support suffisant", dit-il. Puis vient un bémol. "Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que les services sont moins bons en communauté en comparaison avec les institutions même s’il y a toujours place à amélioration."

Des syndicats se sont aussi inquiétés publiquement des ratés de la "désins". Ann Gingras, présidente du Conseil central Québec-Chaudière-Appalaches de la CSN, soutient qu’il y a "nécessité de faire un bilan des patients au cas par cas, ce qui n’a pas été fait". Comme d’autres, elle dit craindre que des cas plus graves que ce que le diagnostic officiel laisse entendre soient "échappés" dans la société, une personne diagnostiquée comme déficiente mentale pouvant être atteinte de maladie mentale sans que ce fait soit connu des autorités. Elle cite l’exemple malheureux d’un patient sorti du CHRG ayant été victime d’hallucinations… au volant d’une voiture et qui a foncé sur des piétons. "Le syndrome de la porte tournante est un risque réel: beaucoup de désinstitutionnalisés retournent à Robert-Giffard par la suite. Les ressources intermédiaires, les CRDI, souffrent d’un manque flagrant de ressources", souligne-t-elle en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une vieille problématique dénoncée depuis plusieurs années.

Dangereux, donc, les déficients mentaux réintégrés en société à la va-vite et qui cachent peut-être parfois une maladie mentale? Une éducatrice spécialisée, employée des résidences sous supervision du CRDIQ, reconnaît que son travail n’est pas de tout repos. Selon la gravité de l’état des "clients", comme elle les appelle, les morsures, cheveux tirés et contusions font partie de son travail, au gré des crises et sautes d’humeur de certains déficients mentaux. Mais, insiste-t-elle, s’il peut y avoir des dangers ponctuels pour les employés de ce type de résidence, le degré de risque tombe à plat pour les gens du voisinage. "Selon le profil des clients, certaines résidences sont barrées en tout temps et personne ne sort sans encadrement. Dans les autres cas, si cet encadrement est moins sévère, c’est que le danger a été évalué comme quasi inexistant."

En définitive, il y a consensus au sujet du bien-fondé du processus de "désins" malgré la réalité du manque de ressources. Autre constante: plusieurs des personnes jointes soulignent qu’il ne sert à rien de remplacer un confinement en institution par un autre en résidence. "La réintégration en société ne doit pas qu’être physique mais aussi sociale. Chaque citoyen doit y participer chaque jour, dans la rue, au dépanneur, à la banque, sans quoi ça ne sert à rien", résume l’une d’elles.

COMPLÉMENT D’INFORMATION

Déficients ou malades mentaux?

Déficients et malades mentaux sont différents. Dans le premier cas, il s’agit d’une incapacité souvent qualifiée par un quotient intellectuel bas (ou un âge mental inférieur à l’âge physique), présente depuis la naissance ou résultant d’un traumatisme grave. La maladie mentale, pour sa part, n’est pas nécessairement présente depuis la naissance, schizophrénie, psychose, dépression majeure et autres nombreuses pathologies du genre pouvant apparaître à tout âge et être traitées par médication ou thérapie.

On estime que plus de 200 000 personnes au Québec présentent à divers niveaux une déficience mentale alors que des études démontrent que jusqu’à 20 % de la population totale sera à un moment de sa vie affectée par une forme de maladie mentale, dont 2,7 % de façon "grave et persistante". Des 200 000 déficients mentaux québécois, environ 33 000 sont pris en charge par les CRDI. Dans la région de Québec, on recense 19 500 cas de déficience mentale dont 17 300 qualifiés de "légers". En ce qui concerne la désinstitutionnalisation, elle a touché déficients et malades mentaux différemment. Les premiers, parfois hébergés depuis de longues années en institution, ont été transférés en société alors que les séjours liés à la maladie mentale ont plutôt été écourtés. Dans le cas de la maladie mentale, les critiques soulignent que les séjours sont moins longs mais plus fréquents.