Opinion : Comment j'en suis venu à aimer la bombe
Société

Opinion : Comment j’en suis venu à aimer la bombe

Sous un titre parodiant Kubrick, l’écrivain montréalais rappelle qu’il y eut un temps pas si lointain où la perspective d’une destruction massive semait la terreur dans bien des consciences. Et que s’il a su maintenant apprivoiser sa peur, c’est en perdant peu à peu, comme tant de nous, ses convictions en l’humanité des hommes.

J’avais 13 ans quand a éclaté la crise des missiles cubains et je me souviens très bien du soir où Kennedy s’est adressé à la nation américaine. Mes parents nous avaient fait asseoir au salon et nous avons écouté religieusement le président nous parler à la télé. Je n’ai pas saisi grand-chose de son discours, j’étais bien trop jeune, mais en montant me coucher, j’ai compris, en regardant le visage crispé de mon père, que l’heure était grave. Rat de bibliothèque depuis longtemps, le lendemain à l’école j’ai trouvé un ou deux livres qui montraient des photos d’Hiroshima, de Nagasaki et de leurs survivants. Dans les jours qui suivirent, la télé américaine ne perdit aucun temps à nous montrer comment construire un abri nucléaire et, le week-end, j’ai accompagné mes parents au sous-sol pour inspecter les lieux.

Aujourd’hui, cette anecdote fait peut-être sourire, mais à l’époque, je passai plusieurs nuits de suite couché, la tête enfouie sous mes couvertures, à faire, défaire et refaire toutes sortes de plans pour que ma famille échappe à l’horreur qui semblait inévitable. Chaque soir, je finissais par m’endormir en nous imaginant, dès l’annonce d’une attaque imminente, empilés dans la Chrysler familiale avec mes grands-parents, filant à toute vitesse vers Val-d’Or, par exemple, nous réfugier chez ma tante Gin, la soeur de mon père, qui habitait dans ce bled perdu, éloigné de la civilisation. J’ignorais que juste à côté se trouvait une importante base militaire.

J’avais une peur quasi incontrôlable de la bombe. Moi qui croyais l’humanité sur la voie de la rédemption, je ne voulais absolument pas mourir, déterminé que j’étais de la voir entrer dans une ère meilleure.

La crise s’est finalement estompée et, l’année suivante, ils ont tué Kennedy. L’horrible guerre du Viêt Nam a dégénéré, puis il y a eu le Chili, le Cambodge, le Biafra… je vous épargne la longue liste des mauvais souvenirs qui hantent ces jours-ci ma vieille mémoire.

Toujours est-il qu’aujourd’hui, lorsque je regarde autour de moi, force m’est de constater que le monde n’est toujours pas devenu meilleur. Il y a déjà longtemps que la contre-culture hippie a jeté les idéaux qu’elle défendait à la poubelle pour se faire couper les cheveux et vendre son âme au diable corporatif, et que les féministes ont fait leurs les valeurs masculines qu’elles avaient attaquées avec tant de virulence alors qu’elles étaient encore jeunes.

Quarante ans après l’assassinat de Kennedy, la mondialisation finit ces jours-ci de balayer du revers de la main l’ultime chance qu’avait l’humanité de voir des jours plus heureux. En faisant fi des qualités intrinsèques de tout rapport harmonieux: la politesse, le savoir-vivre, le respect, l’honneur, l’affabilité, l’amabilité, la compassion, la générosité, l’altruisme, pour ne nommer que celles-ci, elle nous condamne à nous entre-déchirer à qui mieux mieux en ne cherchant que notre très égoïste profit. Quant au progrès que mes profs nous avaient annoncé au début des années 60 comme libérateur, il s’est retourné depuis les derniers 20 ans contre nous et nous a enchaînés à lui pour toujours.

Depuis la crise cubaine, j’ai donc eu le malheur non seulement de voir les horreurs guerrières se multiplier, mais également d’assister, impuissant, à la dégradation des rapports technologiques que nous entretenons avec notre environnement: l’air est de plus en plus irrespirable, l’eau potable peut désormais nous tuer et la génétique est violée chaque fois que nous le pouvons un peu plus insolemment.

Tout compte fait, la perspective de la guerre soit en Irak, soit avec la Corée du Nord ne m’aura fait paniquer qu’au tout début. En l’espace de quelques heures, j’ai revécu avec la même intensité toute l’angoisse de mes 13 ans. Je me suis remis à faire des plans d’évacuation vers Saint-Calixte où Denis et moi avons dans le bois un petit chalet et j’ai même demandé à un ami scientifique quelles seraient nos chances de survie advenant le largage d’une bombe nucléaire ou atomique, je ne saisis pas bien la différence, sur New York.

Puis, le soir, en regardant pour la millième fois aux nouvelles les atrocités commises en Palestine, je me suis fait la réflexion qu’en fin de compte l’humanité est une expérience loin d’être concluante, comme on dit dans le jargon. Puis, en me couchant, je me suis demandé si d’y mettre fin serait vraiment une si mauvaise chose.

C’est donc ainsi, mes amis, que j’ai commencé à aimer la bombe. Il m’aura fallu 40 ans pour comprendre que l’humanité, incapable de s’aimer elle-même, ne pourra jamais aimer ce qui se trouve autour d’elle, et commencer à penser que la planète aurait en fin de compte de meilleures chances de survivre sans nous. Il n’y a pas un matin qui passe depuis quelques semaines maintenant sans que je me dise en me rasant devant le miroir: "Vivement la bombe et finissons-en une fois pour toutes!" Libéré de ma peur, je mange ensuite mes céréales en priant tous les jours depuis que les nominations aux Oscars ont été annoncées pour qu’elle nous tombe dessus avant la soirée de remise des prix, de telle sorte que je n’aie pas à subir l’immense déplaisir de voir l’insipide Chicago rafler toutes les statuettes. Mais au rythme où vont les choses, il y a peu de chances pour que mes prières soient exaucées. Dommage!

Sir Robert Gray vient de publier aux éditions de l’Effet pourpre Louis Mountbatten, une biographie intime.