![Le Livre noir de Loto-Québec : Elvis Gratteux](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/06/16661_1;1920x768.jpg)
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Le Livre noir de Loto-Québec : Elvis Gratteux
Selon PIERRE DESJARDINS, prof de philosophie de la région de Montréal, Loto-Québec est directement responsable d’un début d’épidémie de jeu pathologique, provoqué entre autres par sa promotion effrénée des jeux de hasard et un appât du gain inconscient. Dans Le Livre noir de Loto-Québec, l’auteur s’élève contre ce type de dérives.
Claude Giguère [email protected]
L’un des arguments-clés avancés dans Le Livre noir de Loto-Québec est simple: la société d’État rapporte au trésor 1,4 milliard par an mais cause beaucoup plus de dommages collatéraux à la société en général, d’où la nécessité de complètement revoir sa place et son rôle. Cependant, ce déficit comptable et social qui fait figure de fer de lance pour les détracteurs de Loto-Québec est en même temps une épine à leur pied.
En effet, les diverses études qui se sont attardées aux coûts sociaux du jeu pathologique (faillites, éclatement de familles, maladies, suicides) n’arrivent pas aux même conclusions, d’autant plus qu’on ne s’entend pas sur le nombre de joueurs malades, les évaluations variant selon les sources de 2 % à 6 % de la population. Citant deux études et choisissant la plus conservatrice, Desjardins affirme que le jeu coûte 2 milliards $ par année aux Québécois (13 200 $ par année par joueur compulsif), d’où un déficit de 600 millions $. Selon lui, au moins 180 000 personnes seraient malades du jeu dans la province. D’autres estimations font plutôt état de coûts sociaux de 4 milliards $.
L’essayiste reconnaît la difficulté d’en arriver à des certitudes quand on évalue les portées sociales négatives du jeu étatisé. "Comment ça coûte à la société un suicidé ou un endetté qui se fait passer pour mort auprès de sa famille afin de fuir des shylock?" demande Desjardins lors d’un entretien téléphonique, en faisant référence aux ruinés des casinos. "Les loteries sont devenues dangereuses car elles sont trop accessibles et publicisées. Et les vidéos poker, c’est du poison à rat; il faut les regrouper comme ça a été fait dans d’autres provinces ou dans des États américains", plaide-t-il énergiquement.
Jean-Pierre Roy, porte-parole de Loto-Québec, argumente en entrevue que le flou qui entoure les coûts sociaux du jeu écarte pour le moment tout mouvement en direction d’une refonte en profondeur des façons de faire de la société d’État. "On traversera le pont quand on sera rendu à la rivière car, pour le moment, les études sur le sujet arrivent à des résultats radicalement différents, dit-il. Guy Breton, qui vérifie les finances de la province, a déjà demandé il y a deux ans qu’une analyse soit faite, mais le problème est qu’il n’y a pas pour l’instant de modèle scientifique reconnu permettant de le faire."
Traiter Loto-Québec comme les fabricants de cigarettes?
Pierre Desjardins n’a pas le profil du redresseur de torts et ne va pas jusqu’à prôner l’interdiction totale du jeu dans son ouvrage, lequel s’appuie en partie sur une importante revue de presse constituée au fil des années mais n’en demeure pas moins incisif. Devant l’expansion importante de Loto-Québec, les dizaines de milliers de joueurs malades et ruinés, des loteries accessibles à presque tous les coins de rue et une offensive publicitaire sans précédent, il propose un changement de cap qui amènerait le gouvernement à imposer aux vendeurs de loteries les mêmes restrictions qu’à l’industrie du tabac.
Desjardins prône aussi comme plusieurs autres la concentration des appareils de loterie vidéo en quelques endroits plutôt que d’avoir, comme c’est le cas présentement, 14 000 appareils répartis dans près de 4000 sites publics. L’expansion de toutes les formes de loterie l’inquiète, mais il se fait plus insistant sur le cas de ces vidéos poker qui seraient au jeu ce qu’est le crack à la drogue. "Il faut aussi faire attention aux instantanés (gratteux) car il s’en vend de plus en plus."
344 millions de gratteux par an au Québec
Les loteries vidéo sont décriées comme étant responsables d’une grande part des ravages liés au jeu pathologique. En 1994, il y avait 6809 appareils répartis dans 2663 sites contre 14 713 appareils dans 3828 sites en 2002. De la salle de quilles en passant par le restaurant et la quasi-totalité des bars de la province, impossible de manquer ces machines, même si elles viennent d’être repeintes en noir dans le but de les rendre moins attirantes. Mais pendant que tous les yeux sont tournés vers elles, des observateurs, dont Desjardins, avertissent que l’on commence à gratter fort au Québec et que les loteries instantanées en mènent large dans la vie de plusieurs personnes.
Vérification faite, et selon des chiffres transmis à notre demande par Loto-Québec, le nombre total de gratteux différents mis en marché chaque année a plus que doublé de 1995 à 2002, passant de 22 à 48, alors que les ventes totales passaient de 358 à 651 millions $. En comparaison, les loteries vidéo, l’une des sources les plus profitables de Loto-Québec, enregistrent des ventes annuelles avoisinant le milliard de dollars. Au Québec, en 2001-2002, il s’est imprimé 344,4 millions de gratteux pour le seul marché domestique. Au fil des ans, le prix de ces billets a augmenté, passant de 1 ou 2 dollars à 5, 10, 20 et même 100 dollars dans le cas de certaines éditions spéciales contenant des instantanés.
Lors de notre entretien, le porte-parole de Loto-Québec, Jean-Pierre Roy, a expliqué que ce sont les instantanés Gagnant à vie et Mots cachés qui sont les coqueluches de l’heure avec 100 millions de billets vendus par année et 200 millions de profits dans le seul cas de Mots cachés. En parallèle, le budget annuel de publicité de Loto-Québec s’élève à 24 M$, ce qui la place parmi les plus grands annonceurs de la province aux côtés de grandes multinationales telles General Motors, Procter & Gamble, BCE ou Molson. Cette surexposition publicitaire est vertement dénoncée par Pierre Desjardins.
Je gratte, tu grattes…
Pour appuyer son discours selon lequel la majorité des gens considèrent les loteries dans une perspective de divertissement, Loto-Québec affiche pour sa part des données de Statistique Canada qui démontrent qu’en 2000, 80 % des Québécois ont effectué des dépenses en jeux de hasard et d’argent. Une étude de l’Université Laval place cette proportion à 54 % en 1989 et à 63 % en 1996. La société d’État, elle, continue de répéter que le jeu excessif ne concerne qu’une minorité parmi la population. "Et dans le cas des joueurs compulsifs, on est souvent en présence d’autres dépendances et il est difficile d’en départager les effets", dit Jean-Pierre Roy.
Légale, rentable, surexposée mais attaquée de toutes parts, Loto-Québec semble toutefois être prémunie contre ce feu roulant dont elle fait l’objet. Erreur, affirme son porte-parole. "On ne se moque pas des critiques qui nous visent. Nous y sommes sensibles et ça nous a déjà amenés à nous ajuster. Certaines accusations sont fondées et justifiables", explique-t-il.
Pierre Desjardins, lui, craint que son bouquin ne reste d’actualité avec la récente nomination de Michel Crête, un ancien dirigeant de Loto-Québec, à la tête du cabinet de Jean Charest. "Je me demande quelle sorte de conscience sociale il peut bien avoir", s’interroge-t-il. Du côté de Loto-Québec, on affirme ne pas croire que l’arrivée dans les hautes sphères du pouvoir d’un ancien de la boîte rimera avec une expansion encore plus importante. "Non… Là où on est contents, c’est que M. Crête est un spécialiste du jeu de hasard et qu’il saura de quoi on parle", dit Jean-Pierre Roy.
Il n’y a pas eu d’indications claires pour le moment sur la question du plan d’action 2003-2006 de Loto-Québec déposé en novembre dernier par Gaétan Frigon, lequel a quitté dans la tourmente depuis, qui serait révisé par le nouveau gouvernement de Jean Charest. Ce plan prévoyait le retrait d’approximativement 3000 appareils de loterie vidéo sur 14 000, mais aussi un investissement de 575 millions $ dans les trois casinos existants et la construction d’un nouveau temple du jeu à Mont-Tremblant.
Le Livre noir de Loto-Québec
de Pierre Desjardins
Les Intouchables, 2003, 166 p.