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Concentration de la presse : La voix du plus fort
Après le Québec, les États-Unis viennent d’ouvrir avec fracas la porte à la propriété croisée et à la concentration des médias par un vote serré de la Federal Communications Commission. Opposé à cette déréglementation, le commissaire JONATHAN ADELSTEIN y voit le recul le plus destructeur de l’histoire des médias aux États-Unis. Il s’explique dans nos pages en exclusivité.
Denoncourt Frédéric
La concentration de la presse est-elle devenue une réalité incontournable à laquelle on devra s’habituer, qu’on le veuille ou non? On serait tenté de le croire. De Vivendi-Universal à l’échelle internationale jusqu’à American Online aux États-Unis, en passant par CanWest-Hollinger au Canada, Quebecor et Gesca au Québec, les joueurs grand format ont continué de prendre du poids en bouffant les petits au cours des dernières années, avec la bénédiction, plus ou moins explicite, des gouvernements qui clament souvent leur impuissance à légiférer en la matière.
Nouvel épisode
S’il peut paraître irrésistible, cet élan continue toutefois de connaître de l’opposition. Certains persistent à faire entendre haut et fort leur voix, craignant un affaiblissement du souffle démocratique avec une diminution de la diversité et de la richesse de l’information. Jonathan Adelstein est de ceux-là. Il figure parmi les deux commissaires dissidents (sur cinq) de la FCC, qui adoptait dernièrement de nouveaux règlements en matière de concentration de la presse en sol américain. Pour Adelstein, le public a tout à perdre dans l’exercice. "Nous venons d’éliminer les dernières protections qui assuraient aux consommateurs une diversité de points de vue. Aussi, il n’y a plus d’obligation pour les diffuseurs de couvrir les enjeux locaux et de donner des services aux gens dans leur communauté. C’est de loin le plus dramatique affaiblissement des règlements sur la propriété des médias de notre histoire", avance depuis Washington le seul commissaire ayant accepté notre demande d’entrevue.
De nouveaux Citizen Kanes
Les modifications qui font le plus grincer des dents impliquent que dans une même ville, une entreprise pourra désormais posséder trois stations de télé, le système de câblodistribution, plusieurs chaînes de télé câblées, huit stations de radio et le premier (ou l’unique) quotidien. Et un réseau de télé national pourra maintenant acquérir des dizaines de stations locales et rejoindre de ce fait 90 % de l’auditoire du pays, de l’avis de Michael Copps, l’autre commissaire dissident. Il faudra attendre pour mesurer toutes les conséquences de ces changements, croit Adelstein. "Mais on aura de gros problèmes. Ces nouvelles règles permettent en fait l’émergence de nouveaux Citizen Kanes aux niveaux local et national."
La majorité des commissaires a pourtant conclu que ces changements répondaient aux nouvelles réalités et que la diversité, la compétition et le caractère local étaient préservés. Comment peut-on en arriver à des conclusions aussi divergentes? "Je crois qu’ils ont estimé qu’il y avait assez de diversité pour en sacrifier un peu. Mais cinq compagnies contrôlent 75 % de ce que les gens voient et entendent en prime time. Seulement 2,3 % de la population aura maintenant accès à une information pleinement diversifiée. Doit-on affaiblir notre démocratie parce qu’elle est forte?"
Une vive opposition
La FCC a rendu sa décision en dépit de la plus vive opposition de son histoire, selon Adelstein. Par le biais de lettres, pétitions ou courriels, 750 000 personnes se sont prononcées sur le sujet et 99,9 %, toujours de l’aveu d’Adelstein, s’opposaient aux nouvelles mesures adoptées. "Des ultraconservateurs aux ultralibéraux, presque tous se sont prononcés contre. On ne doit pas prendre de décisions en se fondant essentiellement sur l’opinion populaire, mais on doit tout de même la prendre en considération. Or, le public nous dit clairement qu’il n’est pas intéressé à davantage de concentration…"
Les grandes compagnies font pression pour ce type de déréglementation depuis longtemps, poursuit Adelstein. "Mais ce n’est pas le travail de la FCC que de s’assurer que les grandes compagnies fassent de l’argent. Notre travail, c’est de s’assurer que les Américains aient accès à toute une panoplie de points de vue."
Pour les opposants, le mouvement de concentration enfreint le droit du public à une information riche, diversifiée et complète. Il existe un risque, croient-ils, que certains points de vue à propos d’enjeux de société soient sur-représentés dans les médias et que d’autres ne le soient pas ou peu. Il y a aussi danger que des groupes d’intérêt utilisent les médias pour exercer une influence politique indue.
Pour les grandes entreprises, ce mouvement a du bon dans la mesure où les fusionnés possèdent davantage de ressources afin d’offrir une information de meilleure qualité. De plus, arguent-ils souvent, les sources demeurent multiples et variées malgré la concentration, d’autant plus qu’Internet permet l’accès à des sources d’information internationales. "Mais ici, nous n’avons pas établi d’obligations d’exploiter plus de ressources, ou de faire en sorte que l’intérêt public soit préservé. On a simplement estimé que c’était la bonne décision pour tous", ajoute Adelstein.
Au Québec
À la lumière de ces observations, si Adelstein était québécois, il ne serait certainement pas rassuré, sachant qu’en l’espace de quelques mois en 2000, Quebecor mettait la main sur le Groupe Vidéotron et le réseau TVA, et que Gesca, une filiale de Power Corporation, qui possédait déjà quatre quotidiens, faisait l’acquisition de trois autres. Peu après ces transactions, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) statuait que "la concentration de la presse a atteint au Québec un niveau qu’aucun autre pays démocratique ne tolérerait". Le Conseil de presse était, lui, d’avis que la concentration "avait atteint un seuil critique au Québec". On a rué un peu dans les brancards, suggéré d’établir un organisme chien de garde, puis débattu de la question en commission à l’hiver 2001 (donc, après les acquisitions de Gesca et Quebecor), laquelle a formulé 14 recommandations, à l’évidence peu contraignantes pour les entreprises.
Au Québec, la presse écrite opère aujourd’hui en situation de duopole alors que plus de 95 % des parts de marché des quotidiens sont détenues par Quebecor et Gesca. Aussi, la propriété croisée (télévision et quotidien, par exemple) est née plus tôt ici qu’aux États-Unis, pays où le libre marché est roi. Lorsqu’on lui apprend ces réalités et le fait qu’une grande entreprise possède depuis déjà quelques années le journal ayant le plus fort tirage, le réseau de télé détenant les meilleures cotes d’écoute et le premier câblodistributeur dans un marché comparable à celui de Boston, Adelstein, apparemment interloqué, répond, après quelques secondes d’hésitation: "Mais n’y a-t-il pas eu de problèmes avec ça? Les gens ne sont-ils pas inquiets? Et c’est ce que nous aurons maintenant aux États-Unis…"