Vieux-Québec Disney World : Trafic d'affluence
Société

Vieux-Québec Disney World : Trafic d’affluence

Franchir les portes du Vieux-Québec, c’est un peu entrer dans le monde merveilleux de Walt Disney. Tous les visiteurs sont unanimes, la vieille ville, avec ses toits colorés, ses calèches, ses petites rues fleuries, ses dizaines de marchands de souvenirs, ses amuseurs publics et ses peintres installés le long de la rue du Trésor, ressemble davantage à un mini-parc d’attractions qu’à un véritable centre-ville.

Si, depuis la fusion, la défunte banlieue expose avec force son mécontentement, elle n’est cependant pas seule en lice au concours des doléances dans la grande ville de Québec. Plus près du centre, d’autres quartiers font aussi face à des problèmes majeurs qui rendent le quotidien de certains résidants parfois insupportable. Premier de trois articles: le Vieux-Québec appartient-il aux résidants ou aux touristes? Veut-on en faire un décor à la Disney World où règnent en maîtres restaurateurs, hôteliers et détaillants d’objets-souvenirs? C’est ce que croient ceux qui y vivent, et qui songent souvent à le quitter.

La description séduira sans doute le maire de Québec, Jean-Paul L’Allier, et le conseiller municipal en charge du quartier, Jacques Joli-Coeur. Les deux hommes ne peuvent en effet qu’être ravis du succès touristique de la ville. L’image d’Épinal attirera aussi des milliers de visiteurs, venus d’Europe ou d’Amérique pour faire le plein d’émotions dans un paysage unique sur le continent américain. Mais elle plaira un peu moins aux habitants de la vieille ville.

"J’ai la sensation que, s’ils le pouvaient, ils feraient partir tous les habitants du Vieux-Québec pour le transformer en centre hôtelier pour touristes, s’inquiète Jean-Pierre Ajmo, résidant du quartier. Ici, l’économie touristique domine." Sophie Rauch partage son sentiment. Elle avoue avoir parfois "l’impression que le Vieux-Québec est le coulisse d’un théâtre dont les habitants sont les acteurs". "Pour habiter ici, il faut aimer aveuglément le Vieux", lance-t-elle. Un amour qui doit cependant se dissiper avec le temps. Car, il n’est pas rare de voir des habitants de la vieille ville immigrer par-delà les enceintes, histoire de retrouver un peu d’intimité et surtout la proximité des services.

Loin d’être résolue, l’éternelle question sur la finalité du Vieux-Québec se pose donc toujours. Doit-il se transformer en centre d’accueil touristique ou, au contraire, doit-il retrouver sa fonction première: un centre-ville destiné à tous – habitants et visiteurs?

Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, des résidants qui avaient amoureusement choisi de s’installer dans le Vieux-Québec – en raison de son charme d’antan et de sa ressemblance avec la vieille Europe – décident de fuir les vieilles pierres. Une décision qui est souvent autant un arrachement qu’un soulagement.

C’est en tout cas le sentiment d’Anaïs Langlois, 30 ans. Après deux années passées au coeur des remparts, elle a choisi de s’exiler dans le quartier Montcalm. "J’en avais ras le bol de ne jamais rien trouver dans le quartier. Il y a bien un ou deux dépanneurs, une épicerie, un magasin de bricolage, mais le choix est franchement limité, explique la jeune femme. Rien n’est fait pour nous faciliter la vie et si on veut trouver un produit particulier, on n’a pas le choix: il faut se rendre à l’autre bout de la ville." Une mission qui semble facile pour toute personne possédant un véhicule, mais "une voiture dans le Vieux-Québec, c’est du suicide!" s’exclame Mme Langlois.

"Trouver une place pour se garer: ce n’est même pas la peine d’y penser! Si on a les moyens de dépenser 6 $ par nuit pour parquer son char sous l’hôtel de ville, pas de problème, mais dans le cas inverse, on est condamné à collectionner les contraventions ou à sillonner les petites rues pendant des heures pour finir… au stationnement sous-terrain de l’hôtel de ville faute de place libre. Alors, on finit par opter pour l’autobus et il faut patienter 20 minutes aux arrêts. En plein hiver, ce n’est franchement pas une partie de plaisir!"

La solution que préconise M. Joli-Coeur pour résoudre ces difficultés consiste à mettre en place une nouvelle réglementation. "Dès l’automne, les livraisons se feront exclusivement le matin, explique-t-il. En plus, d’ici l’horizon 2005, en dehors des bus RTC, seuls seront autorisés à circuler les autocars transportant des passagers avec des valises et les voitures."

Une décision qui n’arrangera pas les affaires de Mme Langlois et qui fait bien rire Francine Matteau, habitante de la rue des Remparts. "Tous les autocars transportent des valises, alors franchement, qu’est-ce que cela va changer? Rien! Nous voulons que tous les gros transporteurs se garent en bas, près du port. Tant qu’ils auront l’autorisation de circuler dans le Vieux, nous subirons les odeurs de pots d’échappement et le fait que beaucoup de chauffeurs se garent en double file, empêchant ainsi les voitures de passer."

Mais Mme Matteau a bien d’autres raisons d’être en colère: le fameux buste de Pouchkine en est une. "On veut nous imposer cette statue alors que Pouchkine n’a jamais mis les pieds à Québec et qu’il n’a aucun lien avec la ville", s’indigne-t-elle. "Tout ce qui a été préparé pour l’installation de ce buste l’a été sans que nous soyons consultés, ajoute Mme Rauch, sa voisine. Nous ne voulons pas qu’il soit installé à la conjoncture des rues Hébert et Laval parce que le lieu ne s’y prête pas."

M. Joli-Coeur répond que ce projet, qui "a suscité une montée de fièvre chez certains résidants", est encore à l’étude mais que la statue devrait être "mise en place d’ici la fin de l’année". Pas franchement de quoi rassurer. Ce d’autant que la capitale nationale a désormais de la pression sur la tête. Le buste d’Émile Nelligan, offert par la Ville de Québec à celle de Saint-Pétersbourg, par retour de courrier, a en effet donné des sueurs froides à la cité russe: là-bas aussi des protecteurs du patrimoine national se sont érigés contre la pose de la sculpture. Ils alléguaient que le poète canadien était inconnu en Russie et que, même au Canada, aucune statue le représentant n’avait été installée… Cependant, rien n’y a fait et le buste trône désormais dans la ville de Vladimir Poutine.

"Nous ne voulons pas de "jolification" du Vieux-Québec, résume John Gallup, un Américain amoureux des vieilles pierres devenu ardent défenseur du patrimoine national. Québec a été classée patrimoine mondial par l’Unesco et si on continue comme ça, on va perdre ce titre et tout ce qu’il nous a apporté."

Comme ses voisins, il considère que les citoyens doivent prendre les choses en main pour défendre leurs propres rues. "Nous ne voulons pas que la municipalité nous impose ses choix. Nous devons donc nous battre pour que le Québec de demain ne soit pas défiguré."