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Alain Minc : Lobby blues
Les lobbies féministes, gays, écologistes ou antimondialistes auraient-ils dépassé les bornes? ALAIN MINC, écrivain et polémiste, le croît et en a marre. Il entreprend de remettre les pendules à l’heure dans son essai au style incisif, Épîtres à nos nouveaux maîtres. Matière à débats.
Frédérick Denoncourt
"Le politiquement correct passe aujourd’hui par le respect sourcilleux des minorités, fut-ce aux dépens de la majorité silencieuse", affirme d’entrée de jeu Alain Minc en entrevue téléphonique depuis Paris. Nouvelle charge d’un de ces conservateurs de droite qui protège bec et ongles l’ordre établi? Assurément pas, soutient-il, se défendant bien d’être de ces nouveaux réactionnaires. Minc jure reconnaître l’apport essentiel de ces groupes à la société et appuyer (en partie…) leurs luttes sociales ou politiques. Le problème est ailleurs selon lui: à trop vouloir leur faire une place, entendre leurs revendications, la société aurait, au fil du temps et par un curieux glissement, fini par "abdiquer" devant ces lobbies.
On concéderait en quelque sorte à ces "opprimés d’hier" influence, vertus et sagesse supérieure. En un mot, nous aurions fait des mouvements féministes, gays, antimondialisation ou écologistes et autres ONG nos nouveaux maîtres, rien de moins. L’heure serait donc venue de sonner la fin de la récréation afin de revoir cette rectitude politique, qui sévit très fort en France, mais aussi aux États-Unis et dans les autres pays occidentaux tenant à l’abri de la critique ceux qui "ont l’intelligence de se présenter encore comme des dominés." Basta! Fini le statut particulier: on doit retrouver le courage de critiquer, dit Minc, de répliquer aux coups de gueule intempestifs et aux revendications parfois futiles ou contre-productives de ces lobbies.
Écolos et militants antimondialisation
Lutte de pouvoir, absence d’imputabilité, de scrutin libre et ouvert, légitimité douteuse, complots, financement mystérieux,… Minc ne ménage pas ses mots (et ses coups) pour décrire la nature et le fonctionnement des ONG, Greenpeace en particulier. Aux yeux de Minc, ces groupes seraient avant tout des organisations opaques, non démocratiques, qui n’appliquent pas à elles-mêmes les beaux principes qu’elles prêchent et exigent des gouvernements et entreprises privées. "Les ONG comme Greenpeace ont rendu de grands services à la société, mais ce n’est pas une raison pour croire que tous ce qui vient d’eux est bon, juste, moral ou bienfaisant. Arrêtons aussi de penser que tout ce qui vient des autres [grandes entreprises, État] est mal. Et qu’ils commencent donc à respecter les règles de transparence qu’ils exigent de nous! Une ONG est cent fois moins transparente qu’un parti politique, un syndicat ou une entreprise privée. En France, ATTAC a une identité forte, mais le pouvoir s’y transmet comme autrefois dans le parti communiste et non pas comme dans un parti politique normal et démocratique."
Le mouvement antimondialisation? Des gens archaïques dans leurs idées, mais à la démarche exceptionnellement contemporaine. "Il sont un simple front de refus duquel n’émerge aucune énergie créatrice, aucune théorie alternative, aucun instrument positif […] Dans une société dominée par l’image [ils ont] mis les puissants hors la loi […] à eux, l’ostentation, [aux autres] la dissimulation […]", pense Minc, selon qui le mérite premier de ces organisations est leur formidable utilisation des médias.
Les politiciens, eux, craignant comme la peste ces "pouvoirs sans contre-pouvoir", plient l’échine afin de ne pas froisser une opinion publique déjà acquise à leur cause. Quant à l’entreprise privée, elle néglige de se concentrer sur ce qui est pourtant son devoir essentiel: la recherche de profits, obsédée qu’elle est par la crainte de voir son image ternie si elle ne prête pas une oreille attentive et n’adopte pas le discours des dirigeants d’ONG ou des fervents de l’antimondialisation, devenu "l’idéologie dominante"…
N’y allez-vous pas un peu fort, monsieur Minc? Ces lobbies ne sont tout de même pas ceux qui prennent les grandes décisions politiques et économiques… "Leur pouvoir [décisionnel] n’est pas absolu, mais leur pouvoir idéologique est extrêmement important. Il n’y a qu’à regarder le dernier sommet du G-8 à Évian, qui a été bâti comme une forme de réponse ou d’instrument de dialogue avec les groupes antimondialisation. Il vient un moment où on n’ose plus assumer la conviction que le marché a beaucoup de défauts, mais que c’est quand même le meilleur système. Les militants antimondialisation sont des cosmopolites pour la plupart, ils croient aux mélanges des cultures, au métissage, mais là où ils sont à côté complètement du réel, c’est quand ils s’imaginent qu’il peut y avoir un autre système économique que le marché. Or, [le marché] est un état de nature, pas de culture, ce n’est pas un choix; l’échange est né avec l’Homme", avance sûr de lui l’auteur de La mondialisation heureuse, véritable camouflet à l’endroit des opposants au libre-marché, paru en 1997.
"Affirmer les vertus de la mondialisation relève du sacerdoce. Aujourd’hui un politicien ou n’importe qui en faveur de la mondialisation n’ose plus le dire ouvertement et doit raser les murs. Les patrons passent leur temps à dire qu’ils ne sont pas là pour faire du profit, mais d’abord pour servir le citoyen. Mais à chacun sa vie! Les patrons sont là pour faire du profit, les ONG pour contester et les politiciens pour arbitrer!"
Féministes et gays
Dans le cas des féministes et des gays, qui figurent parmi les pionniers des groupes revendicateurs, Minc se montre un peu plus clément. N’empêche, il affiche son scepticisme face aux mesures de discrimination positive (affirmative action dans le monde anglo-saxon) ou de la floraison de départements universitaires d’études féministes comme des gay studies. Que penser de toutes ces mesures et initiatives qui peuvent aussi bien avoir l’effet pervers d’exclure, d’enfermer dans des ghettos certaines catégories de citoyens au nom de critères particuliers? À tout le moins devrait-on, croit-il, se limiter à un "esprit, pas une méthode chiffrée" en vue de rétablir un certain équilibre au profit des femmes, par exemple, dans certains domaines.
Déjà que leurs gains historiques auraient, paradoxalement, incité des groupes féministes et gays à s’exclure volontairement, alors qu’ils réclamaient au départ d’être intégrés à la majorité. "Dans le cas des féministes et des gays, on est passé de combats au nom du droit à l’indifférence [ne nous voyez pas comme femmes ou gays, mais comme des humains] à un combat pour un droit à la différence [nous sommes avant tout des femmes et des gays]", analyse Minc, qui déplore la tendance à vouloir établir des différences de nature.
Ainsi, le gay pride est devenu de l’avis de Minc davantage un symbole de provocation que de revendication. "Que disent les manifestants de plus en plus nombreux d’année en année? Nous sommes fiers d’être gays, nous manifestons pour revendiquer nos droits […]. Dans ce domaine comme dans d’autres, c’est eux qui donnent le ton à la société. [Mais] l’arrogance rôde; l’ostracisme menace; le désir de domination affleure", clame-t-il, invitant les gays à, une fois pour toutes, "choisir la société aux dépens du ghetto".
Quant aux féministes, "elles pourraient passer du côté de la défense et ne plus jouer systématiquement les accusateurs public, au nom d’un passé que la société est en train d’expier", ajoute Minc, qui estime que les luttes des femmes "étaient nécessaires et ne sont pas finies. Je préférerais, enchaîne-t-il, voir les femmes lutter pour l’égalité sur les lieux de travail plutôt que pour des postures qui refabriquent le politiquement correct. En France, les femmes de la bourgeoisie se sont polarisées sur des combats symboliques qui les concernent et se sont désintéressées de l’inégalité des situations encore très grande pour les femmes de milieux modestes", poursuit-il, se disant aussi d’avis qu’on a fait aux femmes des concessions symboliques inutiles et contre-productives. "Quelle conquête d’être désormais écrivaine, déménageuse, pédégère, pompière, soldate!" Il lance enfin, quasi solennel, un appel en forme d’ultimatum aux féministes: "Vous risquez, un jour, de perdre parce que vous vous êtes trompée de combat, choisissant la différence aux dépens de l’égalité."
Minc a l’habitude de susciter des remous lorsqu’il fait paraître un livre ou quand il s’exprime publiquement. Mais en combattant aguerri, il ne s’en fait pas outre mesure. "Ce n’est pas la première fois que j’écris des choses destinées à provoquer un peu, admet-il. Les gens qui se sentent visés répondent toujours: "Vous avez une vision théorique des choses, vous ne connaissez pas nos problèmes". Mais ça n’a aucune importance car, au moins, vous les obligez à réagir", conclut-il, satisfait et espiègle.
Alain Minc
Épîtres à nos nouveaux maîtres (2003)
Éditions Grasset, 267 p.