Calèches en ville: sur la voie de perdition? : À bride débattue
Société

Calèches en ville: sur la voie de perdition? : À bride débattue

L’industrie des calèches traverse présentement une importante zone de turbulences. Rien de nouveau, vous répondront ceux qui croient connaître l’affaire. Cependant, certains éléments laissent entendre qu’un dernier droit vient peut-être d’être entrepris dans ce parcours ponctué de difficultés financières, de recours judiciaires et d’accusations diverses de mauvais traitements. Y a-t-il un avenir pour les calèches à Québec?

L’industrie des calèches urbaines est sur une pente descendante, un peu à l’image de celle des courses de chevaux. En effet, de moins en moins de calèches circulent et des critiques sérieuses se font entendre de la part d’anciens employés et de défenseurs des animaux. En sondant divers intervenants du dossier, nous avons tenté de faire le tour du jardin.

Pas de commentaires…
Le patron de La Belle Époque, André Beaurivage, n’accorde plus d’entrevues aux médias, a expliqué l’un de ses adjoints qui nous a référé à un relationniste contractuel, lequel a accepté de répondre à quelques questions à condition de ne pas être nommé. Le climat explosif qui règne dans cette industrie – monopolisée par La Belle Époque qui détient 14 permis sur 17 – expliquerait cette attitude rencontrée chez plusieurs personnes contactées.

"Le maire Pelletier n’aimait pas les calèches, il n’en voulait plus, rappelle notre source en guise de rappel historique. Dans les années 80, il y a eu la Commission Déry, le nombre de licences a été abaissé de 80 à 40 environ et on a fermé des écuries, ce qui a coûté très cher à la Ville. Mais même là, il restait encore cinq ou six compagnies actives et les autorités ne voulaient plus autant d’interlocuteurs. Alors André Beaurivage de La Belle Époque a racheté, avec l’aide active de la Ville, la plupart des licences, sauf celles des frères Doyle."

L’homme ajoute qu’en 1999, il fut constaté que trop de calèches – une trentaine – circulaient encore dans l’exigu Vieux-Québec. "La Ville a offert de racheter les licences 10 000 $ chacune et refait une offre à 15 000 $, mais ça a été refusé. Finalement, ils ont retiré, sans compensation, 13 des 27 permis d’André Beaurivage et le dossier se retrouve devant les tribunaux." Le relationniste estime, malgré cet affrontement juridique au sujet des dédommagements, que l’offre est maintenant à peu près égale à la demande, d’autant plus que les touristes se font désirer par les temps qui courent.

Parallèlement à cette saga, La Belle Époque continue de connaître d’importantes difficultés financières, lesquelles ne seraient pas étrangères au différend qui l’oppose à la Ville. Selon des informations obtenues auprès du Bureau du surintendant des faillites du Canada, l’entreprise est présentement sous séquestre intérimaire, ce qui signifie qu’un syndic de faillite a pris en charge sa gestion. Un nouveau plan d’affaires est en voie de rédaction et une offre aux créanciers devrait être déposée, une démarche qui pourrait permettre à Beaurivage de reprendre les rênes de son entreprise. En cas d’échec, il n’est pas impossible qu’une transaction amène un nouveau propriétaire aux commandes. À ce sujet, notre source écarte la possibilité que la Ville de Québec devienne l’exploitant principal des calèches.

Les chevaux
Plusieurs personnes reconnaissent qu’un chaud centre-ville engorgé de véhicules n’est pas l’environnement idéal pour faire travailler un cheval, mais d’autres s’en scandalisent carrément. C’est le cas de Charles Danten, auteur du bouquin Un vétérinaire en colère.

Dégoûté, l’homme a troqué, après 18 ans de pratique, le sarrau pour la plume afin de dénoncer les conditions de captivité des animaux de compagnie. Au sujet des chevaux, il se désole de voir les gens cautionner l’industrie des calèches. "L’esclavage des animaux est presque une religion qu’on ne peut pas remettre en cause. Il est désolant de voir que nous trouvons ça bien; ça démontre une insensibilité flagrante." Selon lui, il serait grand temps de rapatrier les chevaux dans leur milieu naturel, à la campagne.

Un autre abolitionniste de la calèche urbaine va plus loin. Pierre Barnoti, patron de la SPCA à Montréal, affirme lors d’un entretien qu’il est "surprenant qu’au XXIe siècle on continue de torturer des animaux pour notre divertissement". Celui qui considère que ce serait un beau geste que d’interdire les calèches en ville, comme ce fut fait ailleurs dans le monde, énumère quand même les concessions qui pourraient l’amener à réviser sa position. "La réglementation devrait être plus sévère et les chevaux devraient avoir accès à des bâtiments à température contrôlée. À Montréal, il est abject que certains chevaux dorment parfois dans des camions où la température est de 10 degrés plus élevée qu’à l’extérieur. Vu que c’est un commerce qui doit rapporter, on achète à l’encan des chevaux "déconcrissés" qui feront un an ou deux de calèche avant d’être envoyés à l’abattoir." Parallèlement, Pierre Barnoti se dit désolé que le Québec soit la seule province n’ayant aucune loi régissant spécifiquement le bien-être animal. "On se bat depuis 10 ans avec le gouvernement et on a rencontré un tel désintéressement qu’on en est resté surpris."

Il n’est pas nouveau que des gens s’inquiètent publiquement du sort réservé aux chevaux qui tirent des calèches. À Montréal, au début des années 90, un groupe (Action anti-calèche) demandait déjà l’interdiction totale de cette activité en ville. Aux États-Unis, Equine Advocates fait aussi des pressions en ce sens et entretient dans son site Internet une revue de presse consacrée aux accidents de calèches en milieu urbain, un petit musée des horreurs à faire dresser les cheveux sur la tête.

À Québec, Alain Thériault, du service des communications de la Ville, explique qu’un règlement récent oblige les cochers à mettre les chevaux au repos quand la température excède 32 °C (ou 42 ° en tenant compte du facteur humidex) ou descend en bas de – 20 °, l’hiver.

Le porte-parole de La Belle Époque, lui, réfute vigoureusement les critiques visant les conditions de travail des chevaux. "Bien sûr que la ville n’est pas un environnement favorable, mais ça s’applique aussi aux humains! Un cheval peut tirer six fois son poids et aucun ne fait de journées complètes grâce à une rotation des bêtes obligée par un règlement municipal. Chaque propriétaire de licence a son vétérinaire en plus des deux de la Ville, et je dirais même qu’il y a des chevaux qui aiment travailler, comme les chiens de traîneaux. La SPCA connaît les chats, les chiens et les singes, mais pas les chevaux."

Les cochers
Étonnamment, et c’est peut-être l’explication principale de la demande d’anonymat du relationniste, celui-ci s’en prend plutôt aux conditions de travail des employés. "Les chevaux sont bien, ils ont des vétérinaires. Ce qui manquerait, ce sont des travailleurs sociaux pour les cochers tant leurs conditions de travail sont mauvaises…" Il est question, par exemple, des couches des chevaux que doivent changer eux-mêmes les cochers entre deux clients – "il devrait y avoir un préposé pour ça" – et des sautes d’humeur du patron qu’ils doivent régulièrement subir. Du côté du salaire, il y a bien des périodes creuses, mais il serait faux de croire que les cochers préfèreraient recevoir le salaire minimum plutôt que 10 $ par tour à l’embauche, toujours selon cette source. "Les cochers disent qu’ils ne feront plus jamais ça de leur vie une fois l’automne arrivé mais on les voit revenir au mois d’avril…"

Un ancien cocher qui fut à l’emploi de La Belle Époque pendant quelques étés, et qui requiert lui aussi l’anonymat, se désole du climat de travail qui régnait lors de son passage au sein de l’entreprise. "Il y a beaucoup d’agressivité et les employés entrent au travail les fesses serrées le matin." L’ancien cocher cite l’exemple de sévères engueulades servies par le patron ou l’une de ses adjointes à des employés, souvent devant des clients médusés. "Certains ont déjà tenté de se syndiquer mais ils ont été congédiés. D’autres ont demandé sans succès de recevoir le salaire minimum."

Au sujet du traitement réservé aux chevaux, il relativise. "Moi, je les ferais arrêter à 30 ° plutôt qu’à 32 même s’ils ont accès à des abreuvoirs, mais il reste qu’ils ont une écurie en bon état pour la nuit et qu’ils y sont mieux traités qu’à bien d’autres endroits." Selon lui, ce sont les tours de soir qui sont les plus exigeants car ils sont ponctués de plus de pentes.

Un autre cocher, qui reconnaît dans ce cas avoir enduré ce climat difficile seulement quelques semaines, en ajoute et affirme lui aussi avoir vécu une expérience pénible ponctuée d’engueulades régulières. Il met d’ailleurs en cause l’efficacité du système de vérification de la bonne condition physique des chevaux par des vétérinaires envoyés par la Ville car ces derniers ne passeraient qu’une fois par jour. "Il y a des trucs pour contourner les contrôles", laisse-t-il entendre.

Un avenir pour les calèches?
Les permis de calèche mis en vente annuellement par la Ville de Québec valent plus que leur pesant d’or. De plus, les exploitants doivent s’en procurer un pour chaque carrosse, au prix de 5560 $ pièce, en plus de 1800 $ par permis pour couvrir les dépenses liées au stationnement et aux infrastructures. Selon ces chiffres, la vente de permis a apporté un peu plus de 125 000 $ aux coffres de la Ville cette année.

Vu que des fonds publics continuent d’appuyer cette activité, comme le démontre un emprunt de 100 000 $ fait en avril dernier par la Ville pour améliorer les infrastructures du Parc de l’Esplanade, près de la rue d’Auteuil, et y construire un abri permettant aux chevaux de profiter d’un peu d’ombre entre leurs sorties, la mort de bêtes tombées en pleine rue d’un coup de chaleur y étant sans doute pour quelque chose. Il pourrait être intéressant de tenter un calcul des retombées économiques réelles liées à la présence de calèches à Québec. On pourrait par exemple tenter de démontrer que l’opportunité de payer 60 $ pour un tour de calèche d’une demi-heure, coincé entre deux 4 X 4 fumants et un Honda Civic pressé, influence les touristes dans leur décision de choisir Québec comme destination touristique.