La conscience endormie, l’arme au poing : La pilule du lendemain
Irak 2010. Un soldat irakien entouré de civils, femmes et enfants, fait feu sur une patrouille américaine. En d’autres temps, la patrouille chercherait à déloger l’ennemi sans provoquer de bain de sang, afin d’éviter ne serait-ce que d’avoir ces morts sur la conscience. Mais grâce au progrès de la science, elle pourra désormais gober quelques pilules qui effaceront chimiquement ces remords écrasants. Voyage au coeur du système nerveux central et interrogations sur la moralité de certains médicaments, bêtabloquants et neuroleptiques, sur fond de guerre.
La perspective d’une âme lavée par les médicaments est sur le point de devenir réalité. Les sentiments de culpabilité et de regret parcourront des canaux neutres de façon à imiter les traces de la peur enracinée, mais une substance prophylactique sera là pour protéger une peur d’une autre. C’est dans cette direction que travaillent actuellement des chercheurs américains et français, et leurs résultats sont concluants.
À l’Université de la Californie, située à Irvine, des expériences effectuées sur des rats indiquent que les réactions hormonales du cerveau qui correspondent à la peur peuvent être inhibées en adoucissant la formation de souvenirs et d’émotions.
À l’Université de New York, les chercheurs maîtrisent le court-circuitage des canaux de la peur primaire.
À l’Université Columbia, le laboratoire d’un lauréat du prix Nobel a découvert le gène qui se cache derrière une protéine inhibitrice de la peur, situant ainsi la réaction naturelle "de lutte ou de fuite des humains placés en état de stress" au niveau moléculaire.
À Porto Rico, à la Ponce School of Medicine, des scientifiques sont en train de découvrir des façons d’aider le cerveau à désapprendre la peur et les inhibitions par la stimulation magnétique.
Et à l’Université Harvard, des survivants d’accidents de voiture prennent déjà du Propanolol bêtabloquant. Ce sont les premiers essais cliques qui tentent de déterminer si ce médicament pour les cardiaques peut éliminer les traumatismes individuels avant qu’ils ne soient générés. Des essais semblables ont été effectués à la Society for Biological Psychiatry en France.
La toile de vos pires cauchemars se tisse à partir d’un noeud dense de neurones appelé amygdale. À chaque nouvelle expérience terrifiante ou humiliante, ou même au souvenir d’une expérience traumatisante, ce centre de la peur relâche des hormones qui impriment littéralement des impressions de terreur récurrente dans votre cerveau. Et ce qui est insoutenable devient également inoubliable. À moins, semble-t-il, que vous n’agissiez rapidement afin d’empêcher les souvenirs traumatisants d’avoir une emprise sur vous.
Les esprits naturalistes estiment qu’au nom de la décence humaine, les gens devraient avoir à vivre avec certaines choses. Ils s’opposent à l’idée qu’on puisse effacer la conscience à l’aide de médicaments.
"C’est la pilule du lendemain pour à peu près tout ce qui pourrait causer du regret, des remords, de la douleur ou de la culpabilité", affirme le Dr Leon Kass, président du Conseil du président américain sur la bioéthique. Barry Romo, coordonnateur national du groupe Vietnam Veterans Against the War, est encore plus franc: "C’est la pilule du diable, du monstre et de l’anti-moralité. Elle permet aux hommes et aux femmes de faire ce qu’ils veulent en pensant qu’ils vont s’en tirer à tous les niveaux. Et même si elle ne fonctionne pas toujours, ce qui fait peur, c’est qu’un jeune soldat puisse un jour croire qu’elle fera effet."
Le psychiatre Edmund G. Howe, directeur du programme d’éthique médicale à la Uniformed Services University of the Health Sciences, au Maryland, penche du même côté. "Si le soldat a ce genre de pilule en sa possession, elle augmentera certainement ses chances de réagir violemment car il serait anesthésié quant aux conséquences de ses actes. Nous ne voulons pas que les soldats se disent: et puis merde, je vais prendre ma pilule, et même si les actes que j’ai posés ne sont pas moralement tout à fait acceptables, ça va aller, je vais m’en remettre", dit-il.
Les scientifiques derrière cette percée importante dans le monde de la mémoire et de la peur ne rêvent pas – de prime abord – de créer un escadron de marines sanguinaires anesthésiés. Ils tentent d’écarter le stress post-traumatique pour que les victimes de viols puissent sortir de chez elles sans se sentir ciblées, pour que les survivants d’attaques terroristes puissent fonctionner, élever une famille et passer à autre chose, et, oui… pour que de jeunes soldats qui n’ont pas le profil d’assassins ne se retrouvent pas démolis par la sordide réalité de ces guerres où ils rêvaient de s’illustrer.
Mais si la pilule peut soulager les victimes de traumatismes, elle peut évidemment avoir le même résultat auprès des criminels. On imagine difficilement un monde où tueurs, maris et femmes infidèles pourraient étouffer le remords quand bon leur semblerait.
Pour les médecins qui les prescriront, ces médicaments présentent déjà un dilemme assez complexe. En effet, les chercheurs affirment que pour qu’ils fassent effet, les patients devront les prendre peu de temps après quelque événement bouleversant. Les docteurs seraient peut-être tentés de pécher par excès de prudence, au prix de freiner toute réaction émotionnelle normale. Les victimes seraient enclines à éviter des souffrances de longue durée, et les malfaisants, la douleur cuisante d’un examen de conscience. Avalanche de prescriptions préventives ?
Depuis quelques décennies, le concept du stress post-traumatique lui-même est fortement critiqué. Pacifistes et moralistes y voient depuis les années 60 un simple concept social opportun, qui permet aux gouvernements et aux militaires de se disculper en bloc des méfaits de guerres inhumaines et opportunistes. "Mais les chercheurs essaient de prévenir le commencement d’une maladie, non pas de changer les circonstances sociales qui la génèrent, dit James L. McGaugh, neurobiologiste à Irvine dont les recherches sur les hormones du stress et la consolidation de la mémoire chez les rats font école en la matière. McGaugh reconnaît les ambiguïtés des applications de ses recherches, mais se porte entièrement à la défense de son travail. "Est-ce immoral d’affaiblir chimiquement le souvenir des actes effroyables qu’une personne a commis? Je crois que ça se défend. Certains de vos souvenirs les plus douloureux sont reliés à des moments humiliants et à des gestes pour lesquels vous vous sentez coupable. Voulez-vous à tout prix en conserver le souvenir? Est-ce un élément constituant inaliénable de la personnalité? Veut-on que des gens se réveillent chaque nuit, toute leur vie durant, avec en tête de jeunes enfants qu’ils ont tués au Vietnam? Le fait de soigner un soldat pour ces troubles est-il vraiment plus immoral que de dire: ne vous inquiétez pas si votre jambe a été arrachée, nous avons de la pénicilline et un chirurgien pour éviter que l’infection ne vous tue?"
Mais devrait-on utiliser ce médicament pour soulager le sentiment de culpabilité d’un criminel? "Il s’agit d’une question de valeurs morales profondes, dit McGaugh, préoccupé. Il faut se demander si c’est ce qui est approprié pour la société. Mais j’aimerais connaître la preuve qui démontre que la culpabilité et les remords sont nécessaires à la réforme du caractère. Le criminel ne pourrait-il pas apprendre une autre façon de vivre? Vous n’êtes pas la même personne que vous étiez il y a 10 ans. Pour changer, avez-vous été obligé de revivre constamment le sentiment de culpabilité diabolique d’un acte que vous auriez peut-être posé lorsque vous étiez plus jeune?" questionne McGaugh.
Gregory Quirk de la Ponce School of Medicine à Porto Rico est quant à lui troublé par la façon dont son travail pourrait être utilisé si les études sur les rats devenaient un jour une thérapie valide pour les humains. Quirk sait qu’on peut stimuler certaines zones du cerveau avec des champs magnétiques. Selon lui, grâce à cette méthode, les pompiers pourraient éviter des moments de panique imprévus provoqués par le souvenir, qui peuvent mettre leur vie en danger. "Mais si on l’employait pour aller à l’encontre de toute morale, j’y verrais certainement un problème."
Il semble injuste de placer les vétérans dans un groupe à part et de les laisser souffrir pour les erreurs de nos gouvernements, de dire le Dr Roger K. Pitman, de l’Université Harvard, qui dirige l’étude portant sur les effets du Propanolol sur de récentes victimes d’accidents de voiture.
Quelle quantité de remords avons-nous le droit d’éliminer et combien doit-il en rester au service des autres? "Chaque expérience que nous vivons change notre cerveau et, jusqu’à un certain point, nous change aussi", dit le Dr Joseph E. LeDoux, de l’Université de New York, qui étudie la mémoire émotionnelle. "Plus l’expérience est importante, plus l’altération l’est aussi. Nous devons déterminer, en tant que société, jusqu’où nous voulons aller dans le changement personnel. La science va sûrement nous donner de nouvelles possibilités et aussi provoquer un questionnement éthique. Les victimes de traumatismes espèrent peut-être davantage de changement que la société est prête à en tolérer."