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Sergio Vieira de Mello : Un monde de dignité
Le 19 août 2003, alors que se tient une conférence de presse sur le problème des mines antipersonnel, une bombe explose au siège des Nations Unies à Bagdad. La mort de SERGIO VIEIRA DE MELLO, représentant spécial des Nations Unies en Irak, dérobe au monde une voix calme et raisonnée. Voici des extraits d’une conférence prononcée le 11 novembre 2002 au British Museum sur le caractère universel de la dignité humaine qui permettent, un peu tard, de mesurer la valeur de ses préoccupations.
Traduit de l'anglais par Julie Rozon
Lorsqu’il est question de civilisation mondiale, il est important de se remémorer les souffrances de ceux qui ont subi une rupture avec cette civilisation. Nous devons également rendre hommage et penser aux hommes, femmes et enfants qui continuent de vivre les effets des conflits armés.
Selon de prudentes estimations, environ huit millions d’hommes, femmes et enfants sont morts au cours de la Grande Guerre de 1914-1918. Plusieurs ont été blessés, emprisonnés, déplacés ou portés disparus, alors que des millions d’autres allaient porter les cicatrices de cette horreur qui a éclaté au coeur de civilisations considérées alors par plusieurs comme prédominantes.
La communauté internationale avait conclu, à la fin de cette guerre, de ne plus jamais permettre une telle dévastation. Les gouvernements se sont regroupés afin de créer la Ligue des nations, un organisme voué à la promotion de la coopération internationale et à la quête de la paix et de la sécurité.
La création de la Ligue a tout de même permis une conscientisation plus profonde du caractère sacré de la vie, ainsi qu’un nombre croissant d’interconnexions à travers le monde. Les bases ont été posées pour la mise sur pied des Nations Unies et ont pavé la voie à la protection internationale des droits de l’homme.
Au cours des années qui ont suivi la guerre, la communauté internationale s’est ralliée derrière un ensemble de valeurs universelles: égalité, dignité, tolérance et non-discrimination. Nous avons reconnu, avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, que la dignité inhérente et les droits égaux et sans équivoque de tous les membres de la famille humaine formaient les fondements de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. S’affranchir de la peur et du besoin était notre objectif commun.
Nous avons également convenu, en des mots de passion et de force véritablement élémentaires, que "nous les peuples" serions "résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre". Ensemble, nous avons créé des normes pour les droits de l’homme à travers le monde bien enracinées au sein de ces valeurs et de ces objectifs. Toutefois, nous avons échoué dans notre devoir d’assurer que ces normes soient respectées. Trop souvent, notre monde exclut ou marginalise ceux parmi ses citoyens qui, après la violence, l’inégalité, l’intolérance et la discrimination, sont incapables de participer de manière significative, ou pire, qui subissent misère après misère.
Le côté sombre des civilisations
Selon moi, la civilisation est un concept qui échappe à toute définition. Après tout, une définition risquerait de sembler prétentieuse, suggestive ou incomplète, ou alors une combinaison de ces trois échecs. Je suis encore plus sceptique quant à une définition de "civilisation internationale". Je crois que de se concentrer sur les perceptions communes de la dignité humaine serait plus productif que de chercher à créer une seule civilisation mondiale.
Cette difficulté à obtenir une définition satisfaisante ne devrait pas être utilisée pour masquer les faits. Je peux vous dire ce qui n’est pas civilisé. J’en ai été témoin. Dans le cadre de mon travail aux Nations Unies, que j’ai passé sur ce que nous, pays paisibles et prospères, appelons euphémiquement "le terrain", j’ai pu constater non seulement le meilleur, mais aussi le pire de ce que nous avons à offrir aux autres. Ce genre de comportement peut être retrouvé partout.
En tant que travailleur à l’ONU, j’ai dû m’arrêter et me demander comment des sociétés différentes pouvaient développer un tel mépris envers la vie humaine. Les perceptions communes de la "civilisation" ont des connotations majoritairement positives. Elles suggèrent un milieu moral ainsi que l’atteinte d’un sommet culturel quelconque: elles évoquent des images d’art et de culture, d’édification et de sophistication. Elles laissent croire à l’évolution, dans un sens autre que biologique, ou à un progrès sur le plan du développement social.
Mais je crois que le terme "civilisation" risquerait d’impliquer des notions négatives inquiétantes. Il s’agit de notions de supériorité culturelle, d’élitisme, d’impérialisme et, en termes généraux, d’idéalisme occidental. Si l’un se considère civilisé, alors ceux qui sont différents ne seront pas civilisés.
En effet, ce n’est que récemment qu’il a été suggéré que les concepts occidentaux étaient si dominants et tellement irréfutablement acceptés que nous devenions tous témoins d’une "fin de l’Histoire": il n’y aurait plus de carburant pour un affrontement des civilisations. Qui oserait maintenant avancer de tels propos démesurés?
Nous devons également prendre conscience que le mot "civilisation" a été employé, à travers l’Histoire, pour justifier la violence, la pensée et le comportement expansionnistes, le colonialisme et même l’esclavage et le génocide, comme ce fut le cas sur mon continent, l’Amérique.
Le côté sombre de la mondialisation
Certains peuvent argumenter qu’en ce début de nouveau millénaire, nous avons réussi à obtenir une civilisation mondiale, c’est-à-dire une étape avancée de développement social au niveau international, une version contemporaine du Weltgeist (l’esprit du monde) de Hegel. Il est vrai que nous vivons dans une ère de richesse et de progrès technologique, scientifique et éducatif sans précédent. Le monde est plus démocratique que jamais: des élections multipartites ont maintenant lieu dans plus de 140 pays. Le nombre de guerres entre États ainsi que le nombre de vies perdues durant ces guerres ont considérablement diminué.
Les marchés internationaux ont pu s’ouvrir grâce aux nouvelles technologies, et l’intégration grandissante des économies a aidé à générer de nouvelles occasions d’affaires. La mondialisation a permis un nombre croissant de communications et d’échanges entre les cultures. Ce faisant, elle a pavé la voie à une plus grande liberté humaine. Mais malgré tous ces développements positifs, la fin de la guerre froide et le progrès continu de la mondialisation ont également engendré plusieurs incertitudes.
De nouvelles formes de terrorisme ont surgi, entraînant une souffrance indescriptible à New York, à Bali et à Moscou. Les pertes humaines liées au terrorisme n’ont pas épargné les Philippines, le Moyen-Orient, l’Algérie et le Sri Lanka, ni plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. Même si les guerres internationales ont diminué en nombre, les conflits internes ont tué plus de 3,6 millions de personnes au cours de la dernière décennie. Le nombre croissant de victimes parmi les civils est plus inquiétant encore: plus de 90 % des personnes blessées ou tuées dans des conflits d’après-guerre étaient des civils, dont la moitié, des enfants. Le nombre de réfugiés et de personnes déplacées a radicalement augmenté, une indication de l’indifférence croissante face aux non-combattants dans les conflits actuels.
La responsabilité de l’empathie
Ces problèmes ne sont pas nécessairement nouveaux. Les humains cohabitent avec la guerre, la maladie et l’inégalité depuis des siècles. La différence, c’est qu’aujourd’hui, nous n’avons pas l’excuse d’être ignorants quant à ce qui divise les riches des pauvres, les puissants des faibles, les inclus des marginalisés. Nous ne pouvons pas ignorer le coût que cette division impose aux pauvres et aux dépossédés tout en clamant avoir créé une civilisation. Malgré cela, nous semblons capituler face à ces défis mondiaux.
Il paraît y avoir un manque d’empathie significatif envers ceux qui sont affectés: un engourdissement des analyses critiques de politiques qui pourrait avoir un impact sur des communautés et des sociétés. Mais je soupçonne davantage un engourdissement de notre capacité de juger ce que cet impact signifierait, en vrais termes, pour ceux qui le subissent. Le danger est de présumer que nous, qui faisons partie de la soi-disant communauté internationale, sommes "civilisés" au sein de cette apathie collective à laquelle nous nous sommes habitués.
Cela ne peut plus continuer. Nous ne pouvons plus agir comme si seul ce qui arrive dans notre communauté avait de l’importance, comme si nous ne devions être solidaires qu’avec les gens de notre voisinage, ville ou pays. Nous devrions nous définir comme faisant partie d’une même communauté. Nous devrions apprécier davantage les façons dont nous pourrions tous bénéficier de la coopération et de la solidarité, peu importent la nationalité, le sexe, l’ethnie ou le statut économique. Nous devrions saisir le potentiel de la mondialisation pour qu’elle devienne une force unificatrice et inclusive: une mondialisation qui place la promotion et la protection des droits de l’homme au coeur de ses objectifs et de ses stratégies.
Car les droits de l’homme ont effectivement un rôle critique à jouer de nos jours. En fait, leur indivisibilité et leur universalité sont peut-être les concepts se rapprochant le plus des fondations d’un monde civilisé, et non d’une civilisation mondiale. Les principes d’inclusion sociale, politique et économique sont essentiellement basés sur des droits et des responsabilités.
Cependant, ceux qui sont en position de pouvoir et de privilège perçoivent trop souvent les droits et les responsabilités comme une menace à leurs propres intérêts. Comme ensemble de valeurs, principes et normes universellement acceptés, qui s’appliquent en toute égalité à tous et partout, les droits de l’homme devraient en fait être considérés comme un outil pour aider à bâtir des communautés stables et prospères.
Traduit de l’anglais par Julie Rozon