Entrevue posthume avec un des leaders du Hamas : Entretien avec un… terroriste
Société

Entrevue posthume avec un des leaders du Hamas : Entretien avec un… terroriste

Le 21 août 2003, ISMAIL ABU SHANAB est tué lors d’une frappe ciblée israélienne par hélicoptère alors qu’il roule en voiture à Gaza. Les communiqués de presse du gouvernement d’Ariel Sharon le qualifient de "terroriste" et d’"espion"… C’était toutefois, selon plusieurs, le chef le plus modéré de l’aile politique du Hamas. Une source des services de sécurité israéliens a confié au Washington Post après sa mort: "…que cet individu était mêlé ou pas au terrorisme n’est pas important. Ce qui est important, c’est que cet homme […] faisait partie de ceux qui prennent des décisions pour le Hamas". L’auteur et journaliste Paul Hilder avait interviewé Ismail Abu Shanab à Gaza City quelques jours avant sa mort. Était-ce un terroriste? Au moment ou Israël parle d’éliminer Arafat, nous publions ce point de vue rarement exprimé afin que vous en jugiez.

Paul Hilder: Comment voyez-vous la vie à Gaza en ce moment? Comment a-t-elle changé au cours des deux dernières années?

Ismail Abu Shanab: Les attaques israéliennes ont un impact sur tout. Nous sommes clôturés. Nous vivons la destruction, les tueries et l’anéantissement de nos fermes. Économiquement, nous sommes dans une position impossible à décrire. Les choses sont très compliquées. Le chômage est très élevé, les gens sont incapables de gagner leur vie. Mais la détermination palestinienne s’accroît, parce qu’il n’y a plus d’espoir quant à l’échec du processus d’Oslo.

P.H.: Je ne comprends pas. Comment peut-on être déterminé tout en ayant perdu tout espoir?

I.A.S.: En étant déterminé à ne pas se rendre. Les attaques israéliennes ont comme objectif la capitulation des Palestiniens et la poursuite de l’occupation. Donc, les Palestiniens sont de plus en plus déterminés à résister. L’objectif est de mettre un terme à l’occupation. Et nous espérons construire notre État palestinien, libre, souverain et indépendant.

Une solution à deux États?
P.H.: Vous avez déjà dit que pour cette génération, il serait temps de construire un État le long des frontières de 1967, aux côtés d’Israël. Ce qui a été considéré comme assez radical parmi le Hamas. Y croyez-vous toujours?

I.A.S.: Depuis 1948, nous, Palestiniens, avons été chassés de nos terres et déplacés dans des camps de réfugiés. Nous comptons maintenant plus de 4,5 millions de réfugiés palestiniens. Les Israéliens ont continué, en 1967, d’occuper le reste des terres palestiniennes avec toute la douleur et la souffrance que cela entraîne. Mais la génération d’aujourd’hui, avec toute cette douleur et cette souffrance, désire bâtir et conserver une identité palestinienne. Un État palestinien serait symbolique de cette identité. La génération actuelle sera occupée à mettre cet État sur pied et à donner une vie meilleure à nos enfants. Ce que la prochaine génération pensera, personne n’en sait. De toute façon, il est difficile de parler des pensées de la prochaine génération alors que nous n’atteignons même pas les objectifs fixés par notre propre génération.

Les cessez-le-feu et la communauté internationale
P.H.: Il y aurait eu des discussions récemment concernant la possibilité d’une hudna, un cessez-le-feu, puis les Israéliens ont assassiné Salah Shehadeh, le chef de votre aile militaire. Pourquoi avoir considéré une hudna?

I.A.S.: Pour calmer les tensions et vivre en paix avec cette génération-ci. Pour donner une chance à la paix: pour découvrir si les Israéliens sont prêts à vivre en paix. Parce que les Américains répètent constamment que les Palestiniens ne sont pas sérieux. "O.K., nous voulons sérieusement discuter de paix." "Parlez avec Sharon." Nous, au Hamas, nous sommes plutôt convaincus que Sharon n’écoute pas la voix de la paix. Mais les Palestiniens voulaient donner une chance aux chefs arabes d’exercer une pression sur le président Bush pour le convaincre de pousser Israël à se retirer des territoires. Lorsque Sharon a lancé cette horrible attaque contre Gaza, pour le Hamas, il n’y avait rien de nouveau. Mais pour les autres Palestiniens, et pour les peuples arabes, et j’imagine pour Bush lui-même, l’image est devenue plus claire: Sharon n’est pas prêt pour l’accalmie.

Il n’est pas fou. Il s’agit d’un mouvement sioniste stratégique. Ils attirent les immigrants ici avec de l’argent et du soutien tout en leur promettant une vie moelleuse remplie de prospérité… Ils sont comme un clou dans le bois. Le clou ne se retirera pas du bois tout seul. Vous ne pouvez pas dire au clou: "Sors donc, s’il te plaît".

On a besoin d’un outil pour faire pression. En ce moment, la communauté internationale est l’outil approprié. Mais la communauté internationale, tout comme les États-Unis, n’aide pas. Alors, nous croyons que ce clou ne sera jamais retiré sans résistance, sans force. Voilà la conviction du Hamas et les Palestiniens commencent à partager une conviction semblable.

P.H.: Qui sont les alliés stratégiques les plus importants des Palestiniens?

I.A.S.: Nous n’avons pas d’alliés jusqu’à maintenant. Nous avons perdu tout soutien, à l’exception de celui de Dieu. Nous conservons un grand espoir envers Dieu. Nous avons confiance en Lui et nous réussirons, insh’Allah.

Le croque-mitaine derrière ben Laden
P.H.: Vous ne faites pas confiance aux Américains?

I.A.S.: Non, ce serait trop espérer. Peut-être au commencement, lorsque Clinton a tenté de réunir les parties et de mettre de la pression, nous pensions qu’il y avait un effort de la part des Américains pour accoucher d’une solution. Mais avec l’administration Bush, nous voyons les choses différemment. Elle tend davantage à sécuriser les Israéliens et à leur donner carte blanche pour attaquer. Et les Israéliens ont très bien joué le jeu.

Nous croyons qu’ils sont responsables des attaques du 11 septembre sur les tours de New York. Les Américains ont participé à la lutte contre la terreur en Afghanistan et les Israéliens ont commencé à créer cette image de l’Afghanistan avec la Palestine. Les Américains luttent contre les talibans et Oussama ben Laden. Les Israéliens ont pour talibans l’Autorité palestinienne et leur ben Laden: c’est le Hamas ainsi que cheik Yassin… "Nous agissons de la même façon", disent-ils. Les Américains ont tué des milliers d’Afghans innocents. Ils ne peuvent donc pas parler aux Israéliens si ces derniers en tuent une quinzaine.

Le sionisme
P.H.: Le Conseil pour la paix et la sécurité, une organisation israélienne de réservistes de sécurité, a commencé à défendre un retrait unilatéral en prévision d’une discussion concernant le statut final des territoires occupés. Il a pris cette position pour des raisons pragmatiques. Parce qu’ils ne veulent pas mourir pour les immigrants disent-ils et en partie pour des raisons de sécurité, et en partie, peut-être, parce qu’ils voient que les Palestiniens sont dans une situation ou il est difficile de négocier. Que ferait le Hamas si ce retrait devait avoir lieu?

I.A.S.: Il n’aura pas lieu. Je vais vous dire pourquoi. Sharon et son gouvernement font confiance à l’ancienne stratégie sioniste. Ils ne changeront pas, même s’ils tuent tous les Israéliens. Sharon veut écrire un pan de l’histoire et qu’on se souvienne de lui comme un des héros sionistes. Même s’il les tue tous.

Je me souviens que lorsqu’il est entré au pouvoir, il a demandé aux Israéliens d’être patients. Pourquoi un homme militaire à la tête d’une superpuissance comme Israël, qui lutte contre les Palestiniens qui sont plus petits, contre lesquels il pourrait remporter une victoire militaire, pourquoi cet homme parle-t-il de patience? Parce qu’il sait que les Palestiniens ne se rendront pas. Et il poursuit sa lutte. Il n’est pas prêt de se retirer. Et c’est comme cela depuis le début. Sharon est un livre ouvert. Nous comprenons les Israéliens plus que quiconque au monde.

Lorsqu’il est question du jeu de la démocratie entre le Parti travailliste et le parti Likud, je crois que le théâtre est maintenant prêt pour une autre période du Likud. Les gauchistes brassent les cartes de la démocratie en Israël. Mais ils n’ont pas assez d’influence pour obtenir le leadership d’Israël. La portion influente provient de Brooklyn, des États-Unis et de l’administration Bush. S’ils veulent que les Israéliens changent, ils en décideront ainsi.

Cependant, les lobbyistes sionistes des États-Unis, qui possèdent encore le contrôle de l’administration Bush, veulent que les choses prennent une autre tournure. Ils ont attaqué l’Irak et veulent contrôler la région en entier. C’est donc dire qu’ils veulent qu’Israël soit fort, mais pas nécessairement stable. Les Américains paieront pour ceci, et tout se calcule en dollars. Si les Américains peuvent se permettre d’envoyer ces millions de dollars à Israël…

Je ressens beaucoup de douleur parce que c’est contraire à toutes les valeurs humaines que de laisser des gens s’entretuer juste pour les capitalistes ou les colonialistes des États-Unis. Mais les colonialistes appuient cela; ils veulent que la lutte se poursuive. Les pertes de vie et la souffrance n’ont aucune importance. Et certaines des victimes sont des Israéliens civils, comme chez les Palestiniens. Mais ils ne lèvent pas la voix pour la paix, ils paient le prix, tout comme les Palestiniens.

Réforme et démocratie
P.H.: Dans un avenir rapproché, croyez-vous que l’Intifada se poursuivra? Aucun signe de changement, aucun développement? Une guerre d’usure?

I.A.S.: Plus encore. Les israéliens et certains membres de l’administration Bush font pression sur les chefs arabes et les pays arabes pour qu’ils refusent de nous appuyer. Ils font pression sur l’Autorité palestinienne. Ils ont tout détruit lors de leurs invasions. Maintenant, ils assaillent Arafat. Ils veulent instaurer un gouvernement qui ne sera pas élu par les Palestiniens.

Ils trompent même les médias. "Nous souhaitons une réforme, nous souhaitons l’existence d’un processus démocratique parmi les Palestiniens…" disent-ils. Ceci est absolument faux. La réalité montre bien que les Américains préparent présentement un plan afin d’instaurer de nouveaux chefs pro-américains pour les Palestiniens et que ces dirigeants laisseront les Palestiniens se battre entre eux. C’est tout.

P.H.: Arafat est en quelque sorte un symbole national pour les Palestiniens. Selon vous, serait-ce possible qu’on le remplace non pas par un individu, mais par un groupe ?

I.A.S.: Non. Nous avons besoin d’un système parlementaire. Un groupe au pouvoir nécessiterait un système différent. Notre système est basé sur une démocratie républicaine. Nous avons des ministres et le dirigeant – le président. Si nous changeons notre système pour un système parlementaire, avec un parlement, un premier ministre, des ministres, et un président comme avec le système israélien, ou comme le système américain, peut-être que cela pourrait fonctionner… Un Politburo comme celui du Parti communiste de l’Union soviétique ne serait toutefois pas approprié en ce moment.

"Paul Hilder a coédité, avec Ethan Casey, Peace Fire: Fragments from the Israel-Palestine Story (Free Association Books, 2002), une collection de plus de 100 points de vue provenant de tous les côtés du conflit qui raconte l’histoire de la seconde Intifada."

Traduit de l’anglais par Julie Rozon