Promotion de l'anorexie sur Internet : Côtes levées
Société

Promotion de l’anorexie sur Internet : Côtes levées

De nos jours, des milliers de jeunes femmes se tournent vers Internet pour soigner leurs troubles alimentaires, mais le genre de soutien qu’elles trouvent lorsqu’elles tapent "anorexie" ou "trouble alimentaire" dans un moteur de recherche pourrait leur être franchement plus nuisible qu’efficace…  attention!

Des modèles d’une minceur irréaliste combinés au confort croissant que procure Internet comme source de rencontres pour les jeunes femmes ont permis la croissance en popularité de sites "pro-ana" (anorexie), "pro-mia" (boulimie) et "pro-ed" (troubles alimentaires).

Ces sites se sont mis à pulluler il y a environ quatre ans. Aujourd’hui, on en compte plus de 400.

"Ce qu’il y a de plus décevant, c’est que les gens qui cherchent de l’aide sur Internet vont sur ces sites sans le vouloir vraiment et ils se font aspirer", dit Carolyn Costin, directrice du Eating Disorder Center of California à Los Angeles et auteure de Your Dieting Daughter… Is She Starving For Attention?. Une fois sur le site, on demande aux visiteurs de "garder la volonté", dit Costin. "On leur donne des trucs pour que leurs troubles alimentaires perdurent."

"Ces messages sont particulièrement nuisibles lorsqu’il est question d’une maladie telle que l’anorexie, caractérisée par une réticence à récupérer", affirme Costin.

La National Association of Anorexia Nervosa and Associated Disorders et d’autres défenseurs travaillent depuis des années pour mettre un terme à ces sites qui, selon eux, peuvent faire en sorte que les victimes repoussent leur traitement, voire qui déclenchent ces troubles chez de jeunes personnes vulnérables.

Cependant, certains chercheurs croient que, même s’ils sont troublants, ces sites méritent notre attention car ils pourraient offrir un aperçu de maladies déconcertantes avec des taux de rémission très faibles.

"Le fait que ces communautés existent pourrait générer une discussion très productive", dit Maria Mastronardi, une chercheuse en communication à l’Université de l’Illinois qui a récemment présenté un travail sur la "panique morale" au sujet des sites pro-ana.

Ce qui rend ces troubles difficiles à comprendre et à soigner est le secret dans lequel les victimes s’enferment en les cachant à leurs amis, à leur famille et à leur thérapeute. Maria Mastronardi croit que le discours franc que l’on trouve sur ces sites pro-ana pourrait fournir une idée des pensées et des sentiments d’un esprit anorexique ou boulimique.

Avec des noms comme Anorexic Nation, Invisible Existence et I Love You to the Bones, ces sites souvent élégamment conçus présentent des trucs facilitant la diète, comme consommer seulement du céleri, des boissons gazeuses diètes et des cigarettes; des slogans "mincepirants" comme "L’anorexie est un choix de vie, pas une maladie"; des galeries de photos de femmes émaciées et des salles de clavardage où les visiteurs partagent des histoires censées aider les gens à aimer leurs troubles alimentaires et à atteindre des objectifs de poids dangereusement bas.

Boire du vinaigre pour tromper les crampes de la faim
Parmi les suggestions retrouvées sur le site Good Anas Never Die: "Avalez deux cuillérées à table de vinaigre avant de manger pour aspirer tout le gras de votre nourriture, utilisez les Whitestrips de Crest (vous ne pouvez pas manger lorsqu’elles sont sur vos dents), convainquez votre cerveau que la douleur de la faim signifie seulement que vous êtes pleine et buvez de l’eau, de l’eau et encore de l’eau! N’oubliez pas, personne ne doit être au courant d’ana, alors si vous restez hydratée, vous risquerez moins de vous évanouir."

"Métabolisme en arrêt, besoin de conseils!" pouvait-on lire en entrant dans la salle de clavardage du site Pro-Ana Suicide Society. "Je respecte à la lettre le truc jeûne/réduction depuis un peu plus d’un mois, et je pèse neuf livres de plus que mon poids le plus bas. C’était trop élevé, mais c’est la vie… Cependant, je prends de 150 à 300 calories par jour depuis une semaine et je maintiens mon poids. Mon métabolisme a complètement disparu. J’imagine qu’il est temps de manger? Combien de calories me recommandez-vous et pendant combien de temps devrais-je le faire avant de reprendre ma diète?"

"Des fibres, les fibres sont la clé", répond-on. "Mange un morceau de bois… Non, les légumes verts sont bons, les concombres, le pain contenant beaucoup de fibres. Ce n’est pas une question de calories, mais de quantité de fibres."

Récemment, on pouvait lire sur Anorexic Files: "Selon moi, vous êtes toutes grosses. Peut-être que si vous passiez trois ou quatre jours sans manger, et faisiez de deux à six heures d’exercices intenses, certaines d’entre vous, grosses torches, perdriez quelques livres inutiles. Je mesure 6 pieds 1 pouce et je pèse 89 livres… Si je peux le faire, vous pouvez le faire aussi. FAITES PLUS D’EFFORTS. Ne croyez pas les personnes qui disent que ce n’est pas bon pour la santé, c’est parfaitement naturel de purger la nourriture."

"En fait, j’ai bien aimé lorsque tu m’as traitée de grosse", pouvait-on lire dans une des 12 réponses à cette discussion. "Je veux dire, merde, tu m’as motivée… Je sens que j’ai besoin d’en faire plus pour devenir mince… Ne lâche pas la négativité, ça aide. Traite-toi de grosse, regarde-toi dans le miroir, touche la graisse, tire-la. ARRÊTE d’en parler et FAIS-LE."

"Ma chouette, réplique une autre, je sais que tu aimes te faire traiter de grosse pour des raisons de motivation… À la place, je t’offre cette motivation POSITIVE: tu n’es pas grosse. Le fait que tu sois déjà mince, que tu puisses manger et que tu ne le fasses pas, en voilà une preuve de la force que plusieurs n’ont pas. NE LÂCHE PAS parce que c’est cette volonté, en plus d’un corps mince, qui est belle…"

Des messages accablants de la part d’amis et de familles peuvent occasionnellement être trouvés dans ces salles de clavardage, avec des messages de thérapeutes qui offrent des conseils.

La perte de poids et le sentiment de contrôle
L’anorexie mentale est un trouble psychologique marqué par une image déformée du corps et une pulsion d’avoir le contrôle en perdant du poids. En ne consommant que quelques centaines de calories par jour et en faisant de l’activité physique compulsive, les anorexiques sont souvent dangereusement maigres, mais se perçoivent toujours comme grosses. La boulimie, qui est très près de l’anorexie, consiste à manger à l’excès puis à se faire vomir afin de conserver un poids peu élevé ou normal.

Près de sept millions de filles et de femmes et un million de garçons et d’hommes souffrent de troubles alimentaires, selon un récent rapport de la National Association of Anorexia Nervosa and Associated Disorders, basée à Los Angeles. Quatre-vingt-six pour cent des victimes s’y rapportent à l’âge de 20 ans. Cinquante pour cent des gens en guériront, tandis que six pour cent en mourront.

"Plus de gens meurent d’anorexie que de n’importe quelle autre maladie psychiatrique", affirme Costin.

Les troubles peuvent être déclenchés par plusieurs choses, selon Steven Levenkron, psychothérapeute et auteur de plusieurs livres sur le sujet, dont The Best Little Girl in the World. Parmi ces déclencheurs, on retrouve les traumatismes d’enfance, tels que l’agression sexuelle et une jeunesse avec des parents alcooliques.

"L’isolement est un élément-clé de ces troubles, dit Costin. Tu es tellement mal nourri que tu évites tes amis et les sorties. Ce qui est propice à l’utilisation d’Internet pour bâtir une fausse communauté."

Costin affirme qu’elle a découvert les sites pro-ana grâce à des clients qui lui ont dit que ces sites les encourageaient à "rester chez eux et à ne pas se faire soigner".

Dans le milieu de la psychologie, ces troubles sont connus comme étant "égosyntoniques", ce qui signifie que les victimes aiment leur maladie, dit Costin. Étant donné que les anorexiques et les boulimiques sont "tout au mieux ambivalents" lorsqu’il est question de guérison, le fait d’aboutir sur ces sites, ce que font plusieurs lorsqu’ils cherchent de l’aide, ne fait que repousser leur traitement. "Ce type de soutien fait en sorte que les anorexiques ont plus de difficulté à surmonter la dénégation de leur maladie", affirme Costin.

Levenkron, qui conseille des anorexiques depuis plus de 30 ans, confirme que ce qu’il y a de pire avec ces sites, c’est qu’ils comblent le besoin d’avoir le soutien d’un ami, d’un parent ou d’un thérapeute. "Nous ne voulons pas qu’ils se lient d’amitié avec une voix malade et confuse."

Cependant, Mastronardi argumente qu’on trouve davantage sur ces sites. Les sites pro-ana procurent un forum pour que ces jeunes femmes puissent partager leurs voix, même très malades, sans être jugées. Et leur discours pourrait être une façon de comprendre comment elles traitent les messages concernant leur corps, la nourriture et la féminité.

Elles croient que les sites pro-ana sont une réponse à la société contradictoire et saturée de médias qui apprend aux femmes à changer leur corps à un très jeune âge.

Shannon Bonnette, 25 ans, qui a lutté contre l’anorexie et la boulimie pendant 16 ans, affirme que les sites Internet pro-ana l’ont aidée dans sa guérison.

"L’avantage est certainement l’honnêteté avec laquelle ces gens peuvent communiquer dans un environnement sans inhibitions", dit Shannon, une pompière volontaire en Ohio. "Toutefois, le problème, c’est que certaines de ces communautés virtuelles font plus qu’offrir un endroit pour être soi-même. Elles font la promotion de ce comportement, de cette maladie."

Shannon prétend que c’est en visitant ces sites qu’elle a pu voir "la réalité horrible et répétitive" de sa maladie. "Certaines personnes ne sont jamais revenues et nous avons entendu dire qu’elles étaient mortes. D’autres atteignaient leur poids idéal et étaient encore plus misérables qu’au début. Je me suis rendu compte que c’était un cercle vicieux et que si je ne m’en échappais pas, j’y serais emprisonnée et en mourrais probablement. Je crois que les gens ont besoin de remettre les pendules à l’heure."

Elizabeth Zwerling est professeure adjointe en journalisme à l’Université de La Verne en Californie du Sud.
Traduit par Julie Rozon