Les géants du disque contre le téléchargement gratuit : L’empire contre-attaque!
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Les géants du disque contre le téléchargement gratuit : L’empire contre-attaque!

Comme des millions d’Américains, Ronna Leonard aime télécharger de la musique sur Internet. Jamais cette Californienne de 49 ans n’aurait pu imaginer qu’on pouvait la poursuivre pour cela. C’est pourtant ce qui lui est arrivé. Début septembre, Mme Leonard ainsi que 260 autres Américains se sont fait sauter dessus par les avocats de l’industrie du disque…

"J’ai téléchargé environ 900 chansons mais d’après ce que j’ai compris, ils m’attaquent juste pour certaines d’entre elles. Je ne sais pas grand-chose au sujet de la poursuite. Ce qui me préoccupe en ce moment, c’est d’avoir de la nourriture sur ma table et un toit au-dessus de ma tête", lance Ronna Leonard lorsque nous la joignons à sa résidence pour l’interroger sur l’action lancée contre elle par la Record Industry Association of America (RIAA), qui représente les intérêts de Universal, Sony, Warner, BMG et EMI.

Divorcée et au chômage, cette Américaine en veut à ceux qui la poursuivent mais aussi aux sites qui lui ont permis de télécharger de la musique sans l’avertir des risques. "Ils ne devraient pas mettre des choses sur Internet qui permettent de télécharger des chansons sans nous dire que ce que nous allons faire est mal. Si j’avais su que c’était illégal, je ne l’aurais jamais fait!"

Leonard aurait voulu qu’on l’avertisse. "Comme lorsque vous vous trouvez devant une falaise et qu’on vous dit d’arrêter, de ne pas aller plus loin. Sur Internet, il n’y avait pas de signe d’avertissement." Elle dit avoir l’impression de servir d’exemple mais ce qui la dérange le plus, c’est le décalage entre la loi et la réalité du Web. "Je comprends qu’ils veuillent recevoir leurs droits d’auteur mais le truc, c’est que lorsqu’on va sur Internet, il y a tellement de façons de trouver de la musique! Je n’essaie pas de voler quoi que ce soit à personne, c’est juste que j’aime la musique."

Ils sont 261 aux États-Unis à être accusés par la RIAA d’avoir copié en moyenne 1000 chansons protégées par des droits d’auteur. Les réclamations s’élèvent jusqu’à 150 000 $ US la chanson mais la RIAA offre ce qu’elle appelle des "programmes d’amnistie" par lesquels les coupables peuvent payer seulement quelques milliers de dollars, mais ils doivent aussi s’engager à ne pas télécharger de nouvelles chansons et à détruire celles qu’ils ont déjà.

La plupart des accusés allaient sur des sites d’échange de fichiers comme KazaA ou Mobster. La RIAA a trouvé leurs adresses IP et les a retracés en passant par les fournisseurs d’accès à Internet. Ces derniers sont légalement obligés de transmettre ce type de renseignements en vertu du Digital Millennium Copyright Act de 1998, une loi attaquée par de nombreux groupes de pression américains qui jugent qu’elle porte atteinte au droit à la vie privée. La RIAA traîne aussi devant les tribunaux les gestionnaires des sites de téléchargement illégal comme KazaA, mais les propriétaires de ces sites plaident qu’ils ne sont pas responsables de ce que font les consommateurs avec les outils qu’ils rendent disponibles. Les personnes attaquées en justice sont d’autant plus surprises par les poursuites que dans le cas des utilisateurs de KazaA, par exemple, ces derniers ont dû payer pour utiliser le logiciel.

La liste des personnes poursuivies par la RIAA comporte plus d’un cas déconcertant. Par exemple, Durwood Pickle, un retraité du Texas, n’avait jamais navigué sur Internet. C’est son petit-fils qui téléchargeait de la musique chez lui lorsqu’il le gardait la fin de semaine. On a aussi fait grand bruit du cas d’une autre "pirate": Brianna Lahara, 12 ans, dont la famille vit dans un HLM de la région de New York. La famille de la fillette a été la première à conclure une entente à l’amiable avec les compagnies de disques. Elle a déboursé 2000 $ US et Brianna a fait ses excuses et promis de ne plus recommencer.

On estime qu’environ 60 millions d’Américains partagent des fichiers musicaux sur la Toile. La moitié seraient des adolescents intéressés surtout par les tubes et les grosses vedettes comme Eminem ou Christina Aguilera. D’après une étude du groupe de recherche NPD basée sur les comportements de 40 000 propriétaires de PC, les deux tiers des 11,1 milliards de fichiers musicaux téléchargés aux États-Unis briment les droits d’auteur. Comme l’indiquait récemment le Journal du Net, "parmi [les plates-formes de téléchargement gratuit], KazaA est la plus utilisée (21 %), suivie de WinMX (5 %). Le reste des fichiers (un tiers) proviendrait de copies effectuées à partir de CD, et du téléchargement payant sur les plates-formes légales".

La faillite annoncée des majors du disque
L’industrie du disque a été durement touchée par l’arrivée d’Internet et des sites de partage de fichiers musicaux. Elle avait réussi en 1999 à faire fermer Napster mais les sites du même genre se sont multipliés depuis et les majors ont subi une perte de 15 % de leurs revenus au cours des deux dernières années seulement. Mais au vu de la multiplication d’histoires comme celle de Ronna Leonard ou Brianna Lahara, la question que tous se posent maintenant, c’est si la campagne de la RIAA cible les bonnes personnes et si elle permettra vraiment de mettre un frein au piratage.

Toujours d’après NPD Group, 8 % des amateurs de "peer to peer" stockent à eux seuls 56 % des fichiers téléchargés aux États-Unis. Mais d’après Annalee Newitz, chroniqueuse technologies pour Alternet et défenseur convaincue du piratage, les personnes auxquelles s’attaque la RIAA ne sont pas les véritables pirates, au contraire. "La RIAA attrape ceux qui ne savent pas se cacher sur le Web et qui laissent des traces partout. Ce ne sont pas eux, les vrais hackers. (…) Par exemple, ils ne m’auraient pas trouvée, moi!"

D’après un sondage mené en septembre par le magazine américain Newsweek, 54 % des gens disent que les poursuites ont réduit les probabilités qu’ils téléchargent de la musique à nouveau. Ce chiffre pourrait augmenter dans la mesure où l’industrie a annoncé de nouvelles poursuites pour octobre, en plus de continuer à inciter les gens à dénoncer les pirates. À un autre niveau, elle maintient la pression sur les fournisseurs d’accès à Internet pour qu’ils lui donnent des renseignements permettant d’identifier les gens. Les universités, où le partage de fichiers est particulièrement intense, ont également subi des pressions monstres pour livrer des renseignements sur l’identité des amateurs de partage de fichiers.

Cette offensive donne lieu à une résistance de plus en plus imposante. Par exemple, l’Electronic Frontier Foundation (EFF), un groupe de défense des droits des consommateurs sur Internet, fait campagne contre la RIAA et offre des services d’aide légale aux personnes poursuivies. "Au lieu de s’attaquer aux consommateurs, la RIAA devrait concentrer ses efforts sur le développement de sites payants où les gens pourraient partager des fichiers. Les majors s’accrochent actuellement à de vieux modèles d’affaires et s’obstinent à conserver un contrôle qu’elles avaient dans le passé mais qu’elles n’ont plus", explique la porte-parole du groupe, Wendy Seltzer.

De l’avis de plusieurs, la campagne menée par la RIAA vise à gagner du temps dans une bataille perdue d’avance. "L’industrie du disque est un dinosaure qui s’attaque à l’avenir et qui va perdre la bataille, estime Annalee Newitz. Une chose est certaine, la musique numérique est là pour rester. (…) C’est la faute de l’industrie du disque si elle ne s’est pas adaptée assez rapidement à la technologie", ajoute-t-elle. D’après une étude récente du groupe Forrester Research, les revenus de la musique en ligne atteindront les deux milliards en 2007 et ses ventes occuperont 17 % du marché.

En outre, Forrester Research soutient que le téléchargement de musique en ligne n’est pas responsable de la baisse de revenus des majors. "Il est indéniable que les temps sont durs pour l’industrie de la musique, mais ce n’est pas causé par le téléchargement sur Internet. Si on se fie à un sondage mené auprès de 1000 internautes, rien ne démontre que les gens qui consomment beaucoup de musique sur Internet achètent moins de CD", soulignait en août Josh Bernoff, analyste principal du groupe spécialisé dans les nouvelles technologies. "Il y a plein d’autres explications possibles comme la récession économique et la concurrence avec les marchés émergents des jeux vidéo et des DVD", précise-t-il.

Informations supplémentaires
Face au problème que constitue le téléchargement gratuit notamment pour la production artistique, les compromis commencent à peine à se dessiner. Entre l’achat d’un CD neuf et le téléchargement gratuit, certaines formules ont fait leur apparition et laissent présager ce que pourrait être l’avenir.

La baisse des prix
Pour contrecarrer le téléchargement sur Internet, Universal vient de lancer une campagne de baisse de prix aux États-Unis mais aussi au Canada. Ainsi, depuis la dernière semaine de septembre, les nouveautés affichent des baisses de prix allant jusqu’à 30 %. Théoriquement, il s’agit de directives de la compagnie que les détaillants sont libres de ne pas suivre. Mais comme l’explique Guy Picher de Sillons le Disquaire, à Québec, dans les faits, les magasins n’ont pas vraiment le choix. M. Picher signale par ailleurs que "pour l’instant, les autres grandes compagnies de disques n’ont pas donné de signaux suggérant qu’elles emboîteraient le pas de Universal".

Les sites "autorisés"
Apple a lancé en avril le site iTunes, qui permet d’acheter en ligne des chansons à 0,99 $ et des albums à 9,99 $. ITunes, qui n’est pour l’instant accessible qu’aux utilisateurs du Mac, a connu un certain succès. Pas moins d’un million de chansons ont été achetées lors de la première semaine d’existence du site, dont le catalogue se limite toutefois aux produits des grandes compagnies de disques américaines. Autre joueur important, Napster a annoncé son retour pour Noël prochain, mais en toute légalité cette fois, avec une nouvelle formule en version payante.

Les autres
Mais pendant ce temps, sur Internet, on assiste à la multiplication de nouveaux sites de partage de fichiers plus petits ou mieux dissimulés qui permettent au piratage de se poursuivre. Comme l’a expliqué en entrevue la porte-parole d’EFF, Wendy Seltzer, les projets comme iTunes ne peuvent pour le moment plaire à tout le monde parce qu’ils ne proposent pas de partage de fichiers ("peer to peer") et que les produits auxquels ils donnent accès sont limités.

Le militantisme du disque
"Vous pourrez copier cet enregistrement quand je pourrai copier ma bière", avertit Richard Desjardins sur la pochette de son dernier opus. Les artistes risquent d’être perdants sur bien des fronts dans cette affaire. Le débat est d’autant plus paradoxal que beaucoup de pirates comme Annalee Newitz disent agir pour protester contre ce qu’ils considèrent comme l’exploitation des artistes par les grands distributeurs. "Les grosses compagnies possèdent une trop grosse part des droits de propriété intellectuelle. J’estime que les copyrights ne sont pas assez redistribués. Si les artistes possédaient leurs propres droits de propriété intellectuelle, je ne copierais jamais leurs disques."

Pour plus d’information:
Record Industry Association of America: www.riaa.com
Groupe militant opposé à la RIAA: www.boycott-riaa.com
Electronic Frontier Foundation: www.eff.com