Un texte de Dan Bigrassur l’itinérancedes jeunes : La rue connaît toutes les histoires
Pour justifier la discrimination, l’argument le plus couramment utilisé veut que les jeunes prennent la rue par désir de liberté, pour faire le "party"… C’est vrai et c’est aussi complètement faux. Ce "party" est mille fois trop cher payé. Overdoses, maladies, violences aux autres et à soi-même sont toutes, ne vous y trompez pas, des suicides déguisés. C’est ce qu’affirme DAN BIGRAS dans un texte qui partage ses expériences et évoque ce qui peut parfois transformer une histoire mal partie en fin heureuse: l’ouverture.
La rue connaît par coeur les histoires qui commencent mal. Il y a en ce moment plus de cinq cents millions de "jeunes de rue" sur la planète et il y en a au-dessus de cinq mille juste ici, à côté de nous. 60 % de ces jeunes viennent d’une famille financièrement à l’aise, 70 % des filles et 30 % des garçons ont déjà subi des abus sexuels et ils ont un taux de mortalité estimé par la Direction de la santé publique à plus de dix fois celui des autres Québécois du même âge. Ce sont des statistiques douloureuses qui renvoient de nous-mêmes une image de tiers-monde personnel.
Il est douloureux de constater que les jeunes que l’on croise au centre-ville ne viennent pas d’ailleurs, ils viennent de nos propres maisons; c’étaient des enfants qui jouaient, riaient, avaient des parents aimants ou auraient dû en avoir. Leur nombre est en progression constante et leur moyenne d’âge, en baisse exponentielle. Leurs histoires ont en commun un phénomène d’une grande violence: l’exclusion.
En voyant sur la rue Sainte-Catherine un jeune mal en point, près de la mort, la question qui nous vient facilement à l’esprit est: Pourquoi ne va-t-il pas mourir tout seul, dans un coin, dans une ruelle, à l’abri des regards? La réponse est évidente, c’est parce qu’il demande qu’on le reprenne. C’est une image violente mais claire, il est plus difficile de passer à côté quand on l’a regardée une fois dans les yeux.
Le party
Qu’un jeune parte ou soit mis dehors ne change rien, il vivra le même abandon, atterrira dans la même arène et devra vivre le même combat: la lutte pour la vie et la mort. Il luttera de toutes ses forces pour l’une tout en étant régulièrement attiré par l’autre. La mort exerce une fascination puissante sur l’être souffrant, qui peut y voir enfin le repos, la fin de la douleur et parfois même la punition de celui qui aurait dû l’aimer.
Pour justifier la discrimination, l’argument le plus couramment utilisé veut que les jeunes prennent la rue par désir de liberté, pour faire le "party". C’est vrai et c’est aussi complètement faux.
Si le jeune utilise souvent l’interdit pour s’affirmer, il utilise aussi le silence et le repli sur soi. Même silencieux, c’est un appel. Pour une quête, une quête perpétuelle dans laquelle il cherche soit à se faire reprendre, soit à remplacer l’être aimé, l’être perdu. L’être perdu, c’est la famille. L’un des pires moments de la rue, c’est Noël. C’est un moment qui rappelle au jeune que tout le monde a une famille sauf lui. C’est trop dur, alors parfois il essaiera de reprendre avec sa famille comme si Noël pouvait apporter une trêve. Cette trêve ne fonctionne évidemment pas et il est retourné au "party" de la rue. Mais ce "party" est mille fois trop cher payé. Overdoses, maladies, violences aux autres et à soi-même sont toutes, ne vous y trompez pas, des suicides déguisés.
La merveilleuse liberté
La rue connaît l’histoire de X…, un jeune garçon qui a vu son enfance détruite par les agressions sexuelles répétées de son propre père. On peut très facilement comprendre deux choses: un, la rue est moins dangereuse que la maison; et deux, sa colère est non seulement légitime, mais nécessaire à sa survie. Quoique si X… vous parle un jour de la rue, il vous parlera probablement du "party" et de la merveilleuse liberté de la rue. Si j’étais lui, j’hésiterais fortement avant de parler publiquement des sévices que j’ai subis. Quand on traîne avec soi de grands fracas, on a toujours l’impression d’être vaguement suspect de "quelque chose". La croyance populaire (en partie justifiée) veut qu’un agressé puisse potentiellement devenir un agresseur, alors quand on parle publiquement, on aime mieux exhiber sa dignité que sa souffrance.
Quand je dis que la rue est moins dangereuse que la maison, c’est évidemment très relatif. Les prédateurs sexuels sont nombreux et en position de force. Devant un jeune crevant de faim et de froid à deux heures du matin en plein hiver, le prédateur utilise toujours la même phrase: "Je peux-tu t’aider?" Après, on s’étonnera de la méfiance des jeunes envers les solutions d’adultes et de leur réticence à se faire aider dès que l’on propose ou impose nos "solutions".
Dont on fait les films
Il y a les parents agresseurs mais il y a aussi tous les autres, les parents qui, pour un temps, sont incapables de reprendre leur enfant mais qui sont quand même dans la rue tous les jours pour l’aider. J’en connais plein. Je connaissais aussi un jeune extraordinaire dont le seul crime des parents est de lui avoir avoué qu’il était un enfant adopté. Il s’est alors mis à faire des allers-retours entre la rue et la maison à la recherche de sa mère biologique jusqu’à ce qu’un jour, il la retrouve: elle était une femme de rue. Quand il l’a retrouvée, elle était tellement détruite qu’elle ne l’a même pas reconnu. Il lui a donné l’argent qu’il avait et s’est enfoncé dans sa misère. Qui est le coupable? Personne. C’est de la misère humaine pure dont on fait les films.
Le vertueux
Le vertueux est quelqu’un qui ne se questionne jamais, ou s’il le fait, c’est pour se conforter dans sa grande droiture. "Ai-je été trop généreux, trop compréhensif?" En fait, le vertueux ne peut comprendre personne, le seul modèle de référence applicable, c’est lui. "Je travaille, j’ai une voiture, une carte de crédit, c’est quand même la preuve que mon système fonctionne." Alors le vertueux est agacé quand les autres le refusent comme modèle, c’est comme s’ils le refusaient, lui. Alors il se fâche et il est capable de violence car c’est au nom du "bien" qu’il sort les fusils.
Quand on regarde un fusil, il est très facile d’identifier de quels côtés se trouvent le "bien" et le "mal". Le "bien" est du côté de celui qui tient le fusil, c’est automatique. Alors il fait la guerre au "mal". Mais pendant qu’il exporte sa violence chez les autres, il l’importe à la maison. S’il ne supporte pas la différence en dehors, imaginez en dedans. Le vertueux utilise toujours les mêmes sophismes: "égaux mais différents…", "je ne suis pas raciste mais…". Avec sa multitude de petites phrases d’intolérance enveloppées dans sa fausse bonté, le vertueux a un seul discours et un seul visage. Quand il s’agit de criminaliser la femme, le vertueux est souvent un homme. Quand il s’agit de criminaliser le pauvre, il est généralement "à l’aise". Quand il s’agit de criminaliser l’homosexuel, il est généralement hétéro ou bien il fait semblant. Et quand il criminalise l’itinérant, il est un "citoyen" qui oublie que l’itinérant en question en est un tout comme lui.
Le vertueux habite une rue fermée au coeur des autres. Si tu as l’arrogance de ne pas ressembler au grand modèle de sens moral qui y habite, tu seras mis dehors de partout et quand tu seras dehors, le vertueux fera probablement signer des pétitions pour te faire mettre dehors de dehors.
La violence la plus subie par les citoyens de rue est, avant même l’agression, l’abandon. L’abandon est la plus violente des agressions car elle sous-entend que l’autre n’est pas digne d’exister. Elle se pratique couramment à l’intérieur même des maisons. La rue commence toujours par la maison car le vertueux criminalise ce qui l’inquiète et le bouleverse, on peut donc facilement imaginer ce qu’il fait de la misère et de la souffrance.
Criminaliser la souffrance
Nous collectionnons au Refuge une panoplie de contraventions toutes plus ridicules les unes que les autres. Deux "tickets" au même jeune à deux rues et à deux minutes d’intervalle pour avoir traversé la rue ailleurs qu’à l’intersection. Soit le même policier le suivait, soit ils étaient deux à communiquer par radio. Un autre jeune a eu une contravention pour avoir pris deux places sur un banc de parc. Un autre pour avoir écrasé sa cigarette par terre. Un autre pour avoir craché et blasphémé… Pourquoi un citoyen "respectable" n’est-il jamais verbalisé pour ces mêmes choses? Je vois à coeur de jour des gens vider leurs cendriers d’auto par terre… Quand je songe à celui qui a blasphémé, je me dis que je devrais être emprisonné pour plusieurs vies, c’est inquiétant pour moi et sûrement pour plusieurs d’entre vous. Pourquoi juste les jeunes? Parce qu’on se sert des petits règlements pour exercer la violence de l’exclusion. Le jeune finit souvent par devoir de trois à cinq mille dollars de contraventions. Pour lui qui crève de faim, c’est l’équivalent de cinq millions, il ne peut pas payer. Alors on l’arrête et on l’envoie en prison où il sera mis en contact "étroit" avec des criminels de métier. C’est un des nombreux exemples de criminalisation de la souffrance.
Je refuse par ailleurs de blâmer le policier, c’est trop facile. Il y a bien sûr les policiers harcelants, mais il y en a qui cherchent honnêtement des solutions, j’en fréquente plusieurs. Il faut comprendre que, fondamentalement, le policier exécute nos ordres. Qui donne nos ordres? Le politicien, qui se comporte en lèche-vote. Pourquoi? Parce qu’il préfère faire confiance à notre peur pour garder sa job. Le politicien ne travaillera la plupart du temps que pour la majorité, alors que la majorité a souvent tort.
Quand une société n’essaie que de se déculpabiliser au lieu d’aider ceux qui en arrachent, elle prend les grands moyens pour comprendre trop tard. Quand je dis trop tard, je pense à une image insoutenable que j’ai vue plusieurs fois, une image qui ne devrait pas exister: celle d’un parent qui enterre son enfant… Collectivement, nous sommes les parents, les parents malades et les parents qui soignent. Nous sommes les deux.
Les histoires qui finissent bien
Une histoire mal commencée peut très bien devenir une histoire qui finit bien. En fait, cela arrive souvent. Pourquoi deux jeunes agressés dans leur enfance connaîtront-ils des sorts complètement différents? L’un des deux deviendra à son tour un agresseur alors que l’autre deviendra, par exemple, un travailleur de rue qui aide les autres agressés.
Pendant que l’un s’enfoncera dans un cycle de violence et de destruction qui le fera de plus en plus ressembler à celui qui un jour lui a fait mal, l’autre se servira de son "fracas" pour reconstruire les autres et se reconstruire lui-même. La rue connaît ces deux histoires par coeur.
Moi je connais l’un et l’autre, ils sont dans ma rue, dans ma ville et dans mon coeur. L’un est mort il n’y a pas longtemps et l’autre est travailleur de rue depuis toujours. L’un et l’autre sont nombreux, il suffit de regarder autour au lieu d’avoir peur. Je respecte la peur, j’en ai même peur de la peur, mais elle nous rend souvent intolérants au lieu de faire de nous des êtres aidants.
Le colérique
Vous me trouvez sans doute colérique. Je devrais peut-être me contenter d’écrire des chansons d’amour. Mais voilà, j’étais un petit exclu et un jour je me suis mis en colère, j’ai écrit beaucoup de chansons et savez-vous? On m’a repris. Ma colère a fait un peu peur à ma peur et j’ai pu poser des briques sur mes fondations pas trop solides.
Depuis, on me traite de tous les noms: artiste, colérique et même, à l’occasion, généreux. Ça me touche, ça me fait plaisir. Sauf généreux, ça m’énerve. Un artiste, ce n’est ni généreux ni "cheap", c’est quelqu’un qui déborde de choses à sortir de lui-même et qui a trouvé un langage pour le faire. Ce n’est pas de la générosité, c’est un sens de l’urgence et du langage, quel qu’il soit. Un artiste, ce n’est pas généreux, c’est bouleversé. Bouleversé par la beauté, la laideur, le bonheur, la souffrance et surtout la résilience, l’immense désir de guérison qu’on retrouve partout et surtout dans la rue.
La rue connaît tellement de gens extraordinaires qui m’inspirent et m’aident à devenir quelqu’un qui croit au plus beau, au mieux-vivre. Si un jour je deviens généreux, je saurai à qui je le dois. Pour l’instant, j’ai vu beaucoup de choses qui m’ont rendu heureux, malheureux et peut-être un peu mieux, même si j’ai un tas de défauts épouvantables que je ne peux pas cacher, la rue les connaît tous, mais savez-vous? Elle connaît aussi très bien les vôtres, et vos qualités, et vos peurs, et vos courages, et vos violences, et votre "soignitude". La rue connaît toutes les histoires et elle nous observe… même quand on ne l’observe que du trou de la serrure.
Le show du Refuge
Le 12 novembre à 20h
Au Métropolis