![Santé et conditions de travail chez le géant des produits laitiers : Moi, je fais mon lait comme ça me plaît!](https://voir.ca/voir-content/uploads/medias/2011/04/18569_1;1920x768.jpg)
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Santé et conditions de travail chez le géant des produits laitiers : Moi, je fais mon lait comme ça me plaît!
21 mars 1997. Une conduite d’ammoniac liquide du système de réfrigération cède chez Montpak, une usine de transformation de viande de Montréal. Une vingtaine de travailleurs sont blessés, dont Herculano Freias, qui décède sous les yeux de ses compagnons, le visage et les poumons brûlés par le gaz hautement toxique. Aucun système d’alarme n’était en place, et les employés ne connaissaient pas les sorties d’urgence. Dans l’industrie employant des tonnes de produite réfrigérants, il semblerait qu’on ai pas retenu la leçon… cas type.
21 mai 1998. Dans un communiqué de presse, le coroner du Québec Paul G. Dionne fait siennes les recommandations d’un comité formé à la suite de l’incident de Montpak. Composé de représentants de la CSST, de la Régie du bâtiment et du Service des incendies de Montréal, le comité diffuse le programme FRIGO, destiné aux quelque 200 entreprises du Québec qui utilisent des systèmes de réfrigération à l’ammoniac. Le programme fait référence à la formation, au respect des normes et règlements existants, à l’inspection des installations, à la gestion préventive et aux mesures de protection.
Automne 1999. Chez Parmalat, une usine de transformation du lait de l’Ouest de Montréal qui commercialise les marques Parmalat et Lactancia, des travailleurs incommodés décèlent une fuite d’ammoniac. Bien qu’aucune alarme ne retentisse, on convient tout de même d’évacuer et d’aérer l’espace de travail. Après deux heures de discussions avec leurs contremaîtres, les travailleurs craignent de réintégrer leurs fonctions sans l’accord du comité local de santé et sécurité au travail. Denis (un travailleur qui a choisi l’anonymat par crainte de représailles) raconte: "Quand on a hésité à reprendre nos postes, on s’est fait traiter de tapettes, de moumounes par notre boss." Pendant que syndiqués et patrons parlementent, Jacques Cartier, un employé préposé à l’expédition du lait, a été "oublié" près de la conduite soupçonnée de la fuite. Il n’a pas eu connaissance du départ de ses compagnons, et reste à son poste, invisible entre deux rangées de caisses empilées. Denis raconte: "On ne fait pas confiance au système de détection, c’est pour ça que nous sommes sortis de notre propre chef. Peu de temps après l’incident, on a appris l’hospitalisation de Jacques Cartier, puis, quelques mois plus tard, son décès soudain d’un cancer du poumon. On ne peut prouver le rapprochement entre l’incident et sa mort, mais depuis ce jour, nous sommes plusieurs à avoir un cas de conscience. Il est possible qu’une exposition de plus d’une heure à quelques mètres d’une fuite ait pu avoir des conséquences. À ce moment, aucune enquête n’a été demandée. Ni par la compagnie, ni par les représentants locaux du comité de santé et sécurité." Ce jour-là, aucune alarme n’avertit le personnel, aucun service d’urgence n’est appelé sur les lieux, aucune procédure de dénombrement des travailleurs n’est appliquée, aucune chaîne de commandement ne se met en place. "À notre connaissance, l’événement n’a même pas été documenté au registre des incidents", conclut Denis. Un autre travailleur raconte: "Il m’est arrivé que mon boss me demande de continuer ma job avec un masque à gaz, alors que ça sentait l’ammoniac à plein nez."
Selon un document de la Commission de la santé et sécurité au travail, "elles (les fuites) sont souvent le signe avant-coureur d’un problème plus grave ou révèlent des lacunes en ce qui a trait à l’entretien préventif" (1). Pour certains employés de Parmalat, les fuites plus ou moins mineures d’ammoniac sont régulières: "On en compte plusieurs par année, et sans doute d’autres qu’on n’arrive pas à déceler", soutiennent-ils. Pendant ce temps, cinq tonnes d’ammoniac circulent dans le système de refroidissement de l’entreprise, une véritable bombe chimique potentielle. De quoi, dans le pire des scénarios, libérer un nuage d’ammoniac mortel dans tout le voisinage. "Et comment réagirait-on dans le cas d’une rupture majeure si, à notre avis, une fuite démontre aussi clairement l’absence de mesures de prévention, de formation, d’alarme, d’évacuation, d’assistance et de gestion?" s’inquiète Denis.
Ces travailleurs ont-ils raison de s’inquiéter? Selon M. Sylvain Roussel, directeur du personnel pour l’Est du Canada chez Parmalat, "aucune fuite non contrôlée d’ammoniac ne s’est produite dans les cinq dernières années. Il est possible que des fuites très mineures soient détectées olfactivement, mais aucune n’a atteint le seuil de 35 ppm, soit celui où l’on fait évacuer les travailleurs". Mais comment en être sûr puisque dans au moins un cas, aucune alarme audible n’est directement reliée à l’un des détecteurs, précisément celui de la zone où travaillait M. Cartier à l’automne 1999? M. Roussel met en doute la crédibilité des travailleurs témoins, et nous a invité, lors de notre entretien, à nous interroger sur leurs motivations.
Informée des allégations des travailleurs, la CSST a dépêché deux inspecteurs sur les lieux le 1er octobre dernier. Le rapport de cette inspection, dont nous avons obtenu copie, mentionne que les mesures d’urgence de Parmalat ne comportent pas de plan détaillé en cas de fuite d’ammoniac, que les employés connaissent mal les procédures à suivre en cas de déclenchement des alarmes, et que la brigade d’intervention est insuffisante. De plus, 31 dérogations y ont été relevées, qui vont du lieu de rassemblement inadéquat en cas d’évacuation (celui-ci est directement situé à la sortie du système de ventilation qui évacuerait l’air contaminé) jusqu’au défaut d’avoir effectué au moins un exercice d’évacuation dans la dernière année. On y note l’absence de registres d’entretien des détecteurs, le dysfonctionnement des douches corporelles et oculaires d’urgence, et des issues de secours mal identifiées. Le choix, l’ajustement, l’utilisation et l’entretien des équipements respiratoires ne sont pas conformes à la norme. L’une des passerelles empruntées lors d’une évacuation serait en si mauvais état qu’elle pourrait, selon ce rapport, causer la chute des usagers. Et surtout, plusieurs alarmes sonores et visuelles sont manquantes ou inaudibles, autant celles qui préviendraient les responsables d’une fuite que celles qui avertiraient les employés d’une évacuation. Des lacunes qui pourraient coûter cher en cas d’incident majeur.
Puisqu’elle doit veiller, par des inspections régulières, à faire appliquer par l’employeur les règlements relatifs à la sécurité des travailleurs en ce qui a trait aux systèmes de réfrigération, la CSST n’aurait-elle pas dû déceler ces lacunes lors de précédentes visites? "Nous ne pouvons pas avoir des inspecteurs à temps plein dans chacune des entreprises. C’est pourquoi le législateur a prévu que les comités paritaires de santé et sécurité prennent en charge la mise en place des mesures reliées à ces questions. Nous n’avons enregistré aucune plainte de ce comité ou des travailleurs de Parmalat en ce qui a trait à l’ammoniac, (…) il n’en reste pas moins que les lacunes, quelles qu’elles soient, demeurent inacceptables pour nous", répond le porte-parole de la CSST, M. Daniel Legault.
Pourtant, le 24 janvier 2003, un cri d’alarme est lancé lors d’une visite de routine d’une inspectrice. Deux travailleurs se plaignent de plusieurs irrégularités: "La seule réponse qu’on a obtenue, c’est que c’était à nous autres de mettre nos culottes, via notre comité local, avec l’expertise de notre centrale (syndicale). On s’est sentis abandonnés…", lance notre travailleur témoin. Car sur fond de maraudage syndical (anciennement Teamsters, les membres du syndicat ont obtenu une accréditation de la CSN en 2000), les conditions des travailleurs de Parmalat sont sujettes à questionnement: "En quatre ans, explique Denis, nous avons eu quatre présidents de l’exécutif local; les démissions se succèdent, on a vu passer sept conseillers différents envoyés par la centrale (CSN) dont on attendait de l’aide pour faire avancer les gros dossiers, dont celui de la santé et de la sécurité au travail. Tout est toujours à recommencer. Le suivi ne peut pas se faire dans ces conditions." Une situation qui, selon lui, fait le jeu de l’entreprise, qui déroge à plusieurs égards aux normes de l’industrie. Rien pour rassurer ceux qui sont exposés aux risques: "Le taux d’absentéisme est élevé, il y a eu congédiements ou démissions des têtes fortes, précisément ceux qui se sont alarmés des risques au fil des ans, probablement trop agressivement au goût de certains. Les griefs et les plaintes de harcèlement s’accumulent, le climat de travail se dégrade. On se préoccupe davantage de poser des caméras de surveillance que d’assurer la sécurité des travailleurs. On est à l’âge de pierre en matière de santé et sécurité au travail, et la population aurait intérêt à savoir que tous les jours, on joue avec des matières dangereuses dans des climats de travail instables, et il y a absence de conformité avec les normes qui régissent la sécurité des travailleurs et du voisinage." Un autre employé témoigne: "J’ai démissionné du comité de santé et sécurité parce qu’il y règne une grande hypocrisie. Je ne me sentais pas efficace parce que je ne recevais pas de soutien ni de la partie patronale, ni de la partie syndicale. Nos interventions étaient clairement insuffisantes. À l’heure actuelle, je ne fais confiance à personne, pas même à mon syndicat." Même son de cloche chez un autre ex-membre du comité: "Ça fait dur. Il y a longtemps qu’on parle d’ammoniac. Il n’y a eu que très peu de suites aux décisions des années antérieures." Invité à commenter le rapport de la CSST, un membre actuel du comité de santé et sécurité, M. Christian Paul, se dit en désaccord avec ceux qui critiquent les efforts consentis jusqu’à maintenant: "Il s’agit de lacunes mineures, et la compagnie est ouverte (à collaborer)." Selon lui, ce qu’a relevé la récente inspection ne met personne en danger: "Quand tout va bien, y’a pas de problèmes." Une réponse qui ne semble pas tenir compte des risques potentiels et de la mission préventive de ce comité.
L’incident de Montpak a-t-il été suffisant pour que les entreprises, les milieux syndicaux, la CSST et les travailleurs eux-mêmes assument leurs responsabilités? "C’est bien beau, le programme FRIGO, mais dans la réalité, on sait trop bien qu’en cas d’incident majeur, on traverserait une véritable course à obstacles avant de retrouver l’air libre. Personnellement, j’y pense constamment. Le pire, c’est que les employés ne sont même pas solidaires. Quand on se plaint, on passe pour des chickens", confie Denis.
Pendant qu’au Québec, on compte sur la bonne volonté des entreprises, 66 000 usines et industries américaines ont été forcées de réfléchir aux pires scénarios de catastrophes. Après le terrible accident de la Union Carbide en 1984, à Bhopal en Inde (2500 morts, 200 000 blessés), les autorités américaines ont décrété, sous la pression, le "Right-to-know Act", une loi qui donne aux citoyens la mesure des dangers industriels qui les menacent. La loi oblige les entreprises à divulguer comment elles gèrent les risques reliés aux produits dangereux, et vise une meilleure coordination des services publics dans les situations d’urgence. Question d’informer les voisins immédiats de ce qui leur pend au bout du nez.
(1) Commission de la santé et sécurité au travail, Systèmes de réfrigération fonctionnant à l’ammoniac, Mesures de prévention, 1998.