Le difficile statut financier des intellectuels : Savoir… vivre
Société

Le difficile statut financier des intellectuels : Savoir… vivre

Contrairement à ce que l’on croit depuis 100 ans, savoir et rémunération ne vont plus forcément de pair. Âgés de 25 à 35 ans, majoritairement diplômés universitaires, les "intellos précaires" évoluent dans le domaine de la culture, des communications et de la recherche. Ce sont d’éternels pigistes, souvent mal rémunérés.

Les intellos français

Dans leur livre Les Intellos précaires, Anne et Marine Rambach dressent un portrait d’un phénomène bien présent en France. C’est en septembre 2001 que les deux Parisiennes dans la jeune trentaine, entreprennent le projet d’analyser le phénomène des intellos précaires, une catégorie sociale de plus en plus présente en France. Inspirées par leur propre situation de "pigistes chroniques", elles étudieront durant près d’un an ces jeunes illustrateurs, professeurs, journalistes et auteurs, majoritairement diplômés universitaires et travaillant toujours "à contrat". La précarité d’emploi est un phénomène généralisé dans bien des sociétés occidentales; toutefois, les Rambach font une différence nette entre les précaires "tout court" et les intellos précaires. Même si les intellos précaires partagent certains points communs, comme la fragilité économique, avec les précaires "tout court", ils sont distincts de ces derniers parce qu’ils sont indétectables. Leur mode de vie ne laisse pas transparaître leur précarité. Les métiers qu’ils occupent sont souvent associés à un bon niveau de vie. Ils ne sont pas au chômage, ils travaillent. De plus, selon les Rambach, la différence fondamentale entre le précaire "tout court" et l’intello précaire réside dans son réseau. Comme l’écrivent les Rambach, "un intello précaire sans réseau est un intello mort… ou presque". Qu’en est-il maintenant des intellos de l’autre côté de l’Atlantique?

Made in Québec
Plusieurs études sur la précarisation du marché du travail ont été effectuées au Québec mais très peu spécifiquement sur les intellectuels précaires. Il y a bien eu en 2001 l’étude Emploi atypique et précarité chez les jeunes du Conseil permanent pour la jeunesse, dont une partie de l’échantillon interrogé était des diplômés universitaires, "mais cette recherche ne ciblait pas de domaines spécifiques de travail", rappelle Georges Lemieux, agent de recherche pour l’organisme gouvernemental. Un des premiers au Québec à s’être intéressé au travail intellectuel est Benoît Laplante, sociologue et professeur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Selon Laplante, on a peu étudié la précarisation du travail intellectuel parce qu’on croit que c’est un effet de la conjoncture économique ou un problème démographique. "Personne ne semble avoir exploré sérieusement l’hypothèse que ce fait soit attribuable à une ou plusieurs causes structurelles et qu’il ne soit pas appelé à se résorber de lui-même avec le temps", explique le sociologue.

En effet, les causes de la précarité de l’emploi chez les intellectuels sont souvent inhérentes aux secteurs dans lesquels ils gravitent. Pour Julie Hamel, 28 ans, illustratrice, la précarité dans son champ de travail résulte de la nature de l’emploi. "Dans le domaine de l’illustration, tu n’as pas vraiment le choix d’être pigiste. Je ne vois pas quelle entreprise aurait besoin d’un dessinateur à temps plein." Par contre, pour David Gaucher, scénographe et président de l’Association des professionnels des arts de la scène (APASQ), la précarité dans le milieu théâtral est due à la dévalorisation par les employeurs des métiers artistiques. "Notre travail n’est pas reconnu. Quand un concepteur demande de 12 à 15 $ l’heure, il est catégorisé comme trop cher. Les employeurs n’ont pas conscience de notre charge de travail."

Bien que certains intellos précaires puissent arriver à vivre assez convenablement, en occupant souvent deux emplois, comme David Gaucher qui est également professeur à l’École nationale de théâtre, beaucoup travaillent pour des salaires nettement en deçà de leurs qualifications. "Le montant de mon premier contrat d’illustration était ridicule. En comptant toutes les heures travaillées, j’ai calculé que je gagnais 2 $ de l’heure!" relate Julie Hamel. Même dans des secteurs d’emploi qu’on croirait bien rémunérés, on retrouve des intellos précaires. Pour Pascal Hallé (nom fictif), 27 ans, chercheur en sciences sociales, les conditions de travail ne sont pas toujours faciles. "Dans le milieu de la recherche, les employeurs embauchent souvent lorsqu’il y a une situation de crise. Ils doivent effectuer une étude dans un court laps de temps. Tu laisses alors tes autres projets de côté et tu travailles 60-70 heures par semaine. Ils te font miroiter un emploi stable après ton contrat, et puis rien. Cela m’est arrivé deux fois. Pourtant, tu sauves souvent la vie à ces employeurs!"

Certains intellos précaires recourent au travail au noir pour survivre. "Bien sûr qu’il y a du travail au noir dans le domaine de la recherche! lance Pascal Hallé. Moi, je ne fais pas encore beaucoup d’argent alors je ne travaille pas au noir, mais à partir de 10 000 $, tu es imposable, et déjà que tu ne fais pas beaucoup d’argent… Je connais des chercheurs à contrat qui ne déclarent pas nécessairement tous leurs revenus."

Méfiez-vous des apparences
La précarité de l’emploi chez les intellos a également des conséquences sur le plan humain. Quels sont les principaux maux des intellos précaires? Le stress, l’anxiété et parfois même la dépression. "Je souffre de stress pathologique. Je vis au mois. J’ai toujours peur de manquer d’argent pour payer mon logement. Quelqu’un dans ma situation ne peut même pas s’offrir le luxe d’être malade parce qu’il n’y a pas d’entrée d’argent quand tu es en arrêt de travail. Mon père, qui pense que je gagne bien ma vie, me dit parfois que je devrais mettre de l’argent de côté. Mais quel argent?" raconte Pascal Hallé, exaspéré. Hallé touche un point propre aux intellos précaires: en apparence, ils n’ont pas l’air précaires. Leur vie professionnelle dissimule leur situation financière. Comme l’inactivité est la hantise de l’intello précaire, il cumule les projets, lesquels ne sont pas toujours rémunérés. Il n’est pas isolé comme pourraient l’être d’autres types de précaires, car il possède un très bon réseau de contacts. C’est d’ailleurs principalement par les contacts que l’intello trouve du travail. Matériellement, il ne semble pas pauvre non plus car il dispose souvent de biens, notamment informatiques, à la fine pointe, mais ce matériel est souvent indispensable à l’exercice de son travail. Tout cela fait en sorte que l’entourage ne voit pas et ne comprend pas sa situation de précaire. "Souvent, les gens pensent que ça va bien mais ne voient pas qu’on a des problèmes", relate Chantale Tremblay (nom fictif), linguiste de formation.

Changement de cap
Malgré les maux liés à leur précarité, certains intellos, comme Julie Hamel, retirent des avantages de leur mode de vie: "Le fait de travailler à mon compte me permet de travailler aux heures que je veux et avec qui je veux. C’est quand même bien." D’autres, par contre, en ont marre de leurs conditions et se réorientent vers d’autres domaines. Ainsi Chantale Tremblay, bien qu’elle garde un oeil sur les offres d’emploi en linguistique, a décidé de démarrer une entreprise avec son conjoint. "J’étais tannée des conditions de travail comme professeur de linguistique. À chaque 14 semaines, mon contrat se terminait et je devais me trouver un autre emploi. Le salaire horaire était bon, c’est-à-dire de 25 à 35 $, mais souvent je travaillais 40 heures par semaine alors que j’étais payée pour 20 heures, car on comptait mon temps d’enseignement mais non celui que je mettais à préparer mes cours." Dans le domaine des arts, après un certain nombre d’années de vaches maigres, beaucoup d’artisans désillusionnés changent également de secteur d’emploi. "À Montréal, à peine 10 créateurs en arts de la scène ont plus de 40 ans", affirme David Gaucher.

Intellos précaires, espèce en voie de prolifération?
Dans une société en pleine mutation sur le plan du travail, que réserve l’avenir aux travailleurs intellectuels? "Il est très probable que les intellos se rangeront. Ils rejoindront des structures de travail qu’ils ont jusqu’ici dédaignées. Il n’est pas non plus impossible que la mutation qu’ont vécue les précaires contamine le monde du travail", affirment les Rambach. Pour Benoît Laplante, l’avenir est porteur d’un certain espoir. "Actuellement, l’offre de travail intellectuel est supérieure à la demande, c’est ce qui explique le grand nombre de travailleurs intellectuels à faible revenu. Cependant, tous les spécialistes s’entendent pour dire que l’avenir est au travail intellectuel. La demande pour le travail intellectuel devrait donc augmenter." Malgré une réalité parfois difficile, les intellos précaires demeurent souvent des êtres profondément optimistes. "Comme je suis diplômé, je sais que ma situation va finir par changer", affirme Pascal Hallé sur un ton confiant. On le lui souhaite.