État de la langue française au Québec : Trouver les maux
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État de la langue française au Québec : Trouver les maux

Ce jeudi, JEAN DORION, président-général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM), dévoile en conférence de presse les derniers résultats d’une étude portant sur l’enseignement du français au Québec. Selon cette étude, ce qu’on aurait cru impossible se produit: depuis 1992, la part de l’école anglaise dans les effectifs scolaires au Québec augmente lentement, mais sûrement.

Basée sur les statistiques annuelles du ministère de l’Éducation du Québec, l’étude porte sur la part des écoles anglaise et française dans les effectifs scolaires au Québec de 1976 à 2004, niveaux préscolaire, primaire et secondaire confondus. D’après ces statistiques, la tendance s’est donc inversée: de 16,6 % qu’il était en 1977, le pourcentage d’élèves fréquentant des établissements anglophones avait chuté à 9,6 % en 1992. Depuis les onze dernières années, une progression ininterrompue fait gagner du terrain au secteur anglophone, le situant pour l’année scolaire 2003-2004 à 11,12 % des inscriptions totales dans les écoles du Québec.

Retour en arrière: en 1977, l’Assemblée nationale du Québec adopte la Charte de la langue française (projet de loi 101), qui contient la "clause Québec". Celle-ci n’autorise que ceux ayant déjà reçu un enseignement en anglais au moment de l’adoption de la loi à transmettre ce privilège à leurs descendants. Tous les nouveaux arrivants doivent fréquenter l’école francophone, d’où qu’ils viennent. En 1982, au moment du rapatriement de la Constitution, le Canada adopte la Charte canadienne des droits (toujours pas ratifiée par le Québec). L’article 23 de cette Charte impose au Québec de reconnaître l’admissibilité à l’enseignement public en anglais de tous les enfants dont l’un des parents, le frère ou la sœur a reçu ou reçoit un tel enseignement, ce qu’on a baptisé la "clause Canada".

Le projet de loi 104 finalement adopté par l’Assemblée nationale en 2002 visait à corriger certains faits. Jusqu’à ce moment, il était possible d’acheter à prix fort le droit à l’enseignement en anglais, en effectuant auparavant un détour par le réseau privé non subventionné. Une seule année de fréquentation dans l’un de ces établissements anglophones permettait alors un retour au public, une façon de contourner la Charte de la langue française, ce dont se prévalaient environ 1 100 enfants du Québec avant l’adoption du projet de loi 104. Malgré cette nouvelle disposition, Jean Dorion constate que le déclin relatif de l’école francophone se poursuit, bien qu’à un rythme plus lent.

Comment expliquer le revirement de la dernière décennie? Pour Jean Dorion, on ne peut cibler une seule cause, il s’agirait plutôt de facteurs combinés et enchevêtrés: "Il faut se garder de conclure qu’un seul facteur explique cette situation. Certains croient que les unions mixtes entre personnes admissibles et non admissibles à l’école anglaise favorisent majoritairement l’éducation anglophone. Cela n’est pas démontré, mais pas impossible non plus." En 2001, selon Statistiques Canada, le tiers des anglophones du Québec avait un conjoint francophone. "D’autres invoquent le taux de natalité dans la communauté anglophone, supérieur à celui de la communauté francophone. Mais ce facteur peut être compensé, entre autres, par le départ d’une partie des enfants concernés vers d’autres provinces. De plus, tous les immigrants internationaux doivent fréquenter les écoles francophones." L’immigration d’enfants d’âge scolaire en provenance des autres provinces canadiennes serait un facteur significatif: "À titre d’exemple, en 2000-2001, 8 069 élèves nés dans la seule province de l’Ontario fréquentaient des écoles anglaises du Québec", des élèves qui, selon l’esprit de la Charte originale, auraient été inscrits dans des établissements francophones, et dont les frères et sœurs nés au Québec auront accès à l’enseignement anglophone eux aussi. Jean Dorion insiste: "Sans la clause Canada, la part des écoliers scolarisés en français n’aurait jamais pu diminuer."

Selon Statistiques Canada, en 2001, on estimait que 22,6 % des anglophones du Québec nés au Canada âgés entre 25 et 44 ans étaient originaires d’autres provinces canadiennes. C’est le segment qui nous intéresse, car ils sont susceptibles d’avoir des enfants en âge de fréquenter un établissement scolaire, ils peuvent donc théoriquement transmettre à leurs enfants le privilège d’une scolarisation en anglais. La clause Canada est un facteur majeur, dont la portée est, je crois, exponentielle." Ce serait donc les critères d’admissibilité à l’école anglaise déterminés par la Constitution canadienne qui, sans négliger les autres facteurs, toucheraient plusieurs catégories d’écoliers et seraient les plus déterminants.

Pour Brent Tyler, président d’Alliance-Québec, tout est une question de présentation et de distinction méthodologique. Selon lui, "la population anglophone du Québec est plus ou moins stable depuis 1993. S’il est vrai, dit-il, que les données semblent confirmer une augmentation des effectifs anglophones, c’est tout simplement parce que les effectifs francophones, eux, diminuent. Cela favorise donc les pourcentages anglophones. Il ne faut pas oublier que depuis 1971, le secteur scolaire anglophone a subi une baisse de 57 %. Il faut faire attention de ne pas faire d’analyses qui dénaturent la réalité. Il s’agit d’augmentations minimes. Et comme la diminution démographique anglophone la plus marquée se situe chez les 0-4 ans, il faut voir les projections du ministère de l’Éducation à long terme."

Justement, la communauté anglophone est déficitaire, de 1996 à 2001, de 29 200 individus: pendant cette période, 53 300 anglophones ont quitté le Québec, alors que seulement 24 100 s’y sont établis. Des baisses de la population anglophone qui s’accentuent et qui totalisent, depuis 1986, 75 900 personnes. Si le nombre des individus nés au Canada et résidant au Québec composant la communauté anglophone diminue démographiquement, de même que la communauté francophone (ce qui suppose plus ou moins un équilibre), et que les immigrants allophones sont dirigés vers les établissements francophones, comment expliquer ce revirement? Brent Tyler répond: "Il s’agit de constats alarmistes, il suffit de prendre connaissance de l’évolution du français au Québec depuis 1951 pour se rendre compte qu’il faut vraiment se creuser les méninges pour y voir un danger." Bref, une perspective plus étendue démontrerait que la menace qui pèserait sur le fait français est clairement surestimée. M. Tyler ajoute: "La population québécoise est massivement en faveur du libre choix en matière d’éducation."

S’appuyant sur deux sondages (l’un québécois, l’autre pancanadien), qui rallient respectivement 71 % et 65 % des répondants québécois à cette option, M. Tyler attribue plutôt à l’élite politique et médiatique du Québec une opinion décalée de la réalité: "L’opinion de cette élite est qu’il existe un consensus en faveur des restrictions de l’accès aux écoles anglaises. Des sondages montrent plutôt distinctement que les Québécois de toutes origines ethniques et linguistiques favorisent la liberté de choix." L’un de ces sondages, effectué par la firme Sondagem en 1999, mentionnait également que 55 % des répondants estimaient le français très menacé au Québec, 68 % soutenaient que le français était très menacé à Montréal.

Outre la scolarisation, l’usage public réel de la langue inquiète M. Charles Castonguay, professeur au Département de mathématiques et de statistique à l’Université d’Ottawa. Dans une recherche qu’il a réalisée, on lit que "il peut paraître étonnant que le fait de vivre au Québec n’exerce pas un effet de francisation plus marqué […] et il semble que l’avantage de l’anglais sur le français dans le monde du travail à Montréal et dans l’univers connexe des cégeps et des universités fasse contrepoids à la francisation par la langue de scolarisation"(1). Dans un mémoire déposé aux États généraux du français (Commission Larose), ce dernier a recommandé que "le Canada modifie sa politique linguistique dans le sens d’une politique de bilinguisme territorial, en l’ajustant à la politique linguistique du Québec sur le territoire québécois", et que "un immigrant qui s’établit au Québec doive, pour devenir citoyen, faire preuve d’une connaissance minimale du français". Au sujet des 407 000 travailleurs immigrants du Québec recensés en 2001, on cherche de part et d’autre à cerner l’adhésion réelle à l’une ou l’autre des deux langues. M. Castonguay conteste les données disponibles des transferts linguistiques nets (francisation et anglicisation des allophones). Alors qu’on peut mesurer la persistance linguistique en comparant la population de langue maternelle française à celle de langue française d’usage (qui comprend celle qui adopte le français), il semblerait que jusqu’en 1986 le français ait fait preuve d’une vitalité plutôt médiocre, selon M. Castonguay. Les recensements subséquents, qui montrent des bonds soudains et importants favorisant le français, seraient attribuables au libellé des questionnaires, reformulé à deux reprises (1991 et 2001), et au changement d’instrument d’observation, soutient-il.

De quoi alarmer plusieurs observateurs, qui suivent avec attention la cause soumise le 24 avril 2003 à la Cour suprême du Canada par Brent Tyler. Ce dernier représente des parents québécois qui contestent la Charte québécoise de la langue française, et prônent un retour au libre choix de l’enseignement public pour leurs enfants, qu’ils soient de langue maternelle française ou anglaise.

(1) L’Annuaire du Québec, 2004

(2) Statistiques Canada, 2001