L’enquête Scorpion et la communauté noire de Québec : Soweto, PQ
Depuis le scandale de la prostitution juvénile, une partie de la communauté noire de Québec affirme subir le retour en force des préjugés qu’on croyait disparus. Au centre de ces allégations, la police de Québec, qui admet multiplier les contrôles d’identité selon la couleur de la peau tout en se défendant pourtant de faire preuve de racisme!
Les 12 présumés proxénètes incarcérés à l’heure actuelle sont membres de la communauté noire. Et la majorité d’entre eux sont d’origine haïtienne. Pour une communauté comptant entre 700 et 800 membres noyés dans une ville fortement homogène, le choc fut important, admet Claude Pierre-Antoine, président de l’Association haïtienne de Québec, qui estime que l’image de la communauté en souffre depuis un an. "Ce scandale a permis aux Québécois de généraliser et de s’enfoncer encore dans leurs préjugés. Il n’y aurait pas eu ce tout ce battage médiatique si les proxénètes avaient été blancs. Le fait qu’ils soient noirs accentue l’affaire."
S’il est parfois difficile de démontrer que des comportements sont clairement racistes dans la vie de tous les jours, certaines interventions policières laissent songeur, poursuit-il. "Des jeunes Haïtiens souffrent de la situation; les policiers les surveillent. Des jeunes hommes se sont fait harceler par la police et des tenanciers de bars", ajoute M. Pierre-Antoine, qui faisait paraître une lettre dans les journaux il y a quelques semaines, appelant les policiers à cesser de harceler les Haïtiens et la population à faire la part des choses.
Vladimir Moïse soutient en avoir bavé. Arrêté à son domicile en avril 2003, le jeune homme d’origine haïtienne fut conduit à la centrale de police pour interrogatoire. Les policiers, détenant déjà un mandat d’arrestation contre son frère pour proxénétisme, firent émettre un mandat de paix contre lui, soutenant qu’il était membre du Wolf Pack, dit-il. "Ils m’ont mis dans le même paquet. J’avais le profil, les tresses. Et il y avait le lien: mon frère et ses amis." Ayant toujours soutenu n’avoir rien à voir avec cette histoire, M. Moïse contestera son mandat de paix. La justice lui donnera raison en novembre dernier. Depuis, il a recouvré toute sa liberté, mais sa réputation a été atteinte, d’autant plus que sa photo fut diffusée dans les journaux, l’associant au scandale, continue-t-il. "Pendant deux semaines, j’ai haï les Québécois. Un jour sur deux, je vis du racisme. Certains se sentent maintenant justifiés de sortir les préjugés et de dire ce qu’ils pensent. J’étais dans un bar dernièrement et un gars m’a dit: "Eh, ça a l’air que tu peux me trouver des prostituées juvéniles?" J’ai eu pitié de lui."
Professeur de danse et metteur en scène, Vladimir Moïse présentera une pièce de théâtre inspirée des événements de l’année dernière au Capitole de Québec les 30 et 31 janvier. La pièce, intitulée L’Ouf, traite des défis posés par la cohabitation interculturelle, et vise à mettre en garde contre les préjugés et les généralisations. "Aujourd’hui, les gens se font tout de suite une idée à partir de la nouvelle qu’ils entendent, avant même d’aller au fond des choses et de savoir d’où ça vient. Cela provoque des jugements hâtifs", déplore M. Moïse.
Sous surveillance
Tous ne rapportent pas des expériences pareilles, bien qu’ils témoignent faire l’objet d’une attention policière particulière qui devient souvent agaçante. C’est le cas de M. Ama, un Sénégalais habitant Québec depuis quatre ans qui préfère garder l’anonymat. L’universitaire s’explique bien mal les contrôles policiers dont il est l’objet, le plus souvent lorsqu’il déambule rue Saint-Joseph. "Depuis un an, on m’a demandé trois fois mes pièces d’identité", relate-t-il, soutenant avoir vu des voitures de patrouille modifier brusquement leur parcours en l’apercevant dans la rue. "C’est toujours la même chose: la voiture s’arrête alors à mes côtés, les agents descendent et me demandent ce que je fais, quel est mon travail, etc. Je leur ai déjà répondu : "Si j’ai fait un crime, vérifiez à votre centrale et embarquez-moi!"" poursuit-il, se disant de plus en plus excédé par ce type de comportement. "C’est devenu pathétique parce que c’est automatique: chaque fois que je rencontre une voiture de police, elle ralentit. Maintenant j’enlève ma tuque et je regarde les policiers en plein visage, l’air de dire: "Allez, arrêtez-moi!""
Mathieu (nom fictif), étudiant d’origine haïtienne, dit également avoir goûté aux fruits amers d’une interpellation un peu brusque l’automne dernier, alors qu’il circulait à vélo à Sainte-Foy. "Dès que les policiers m’ont vu, ils se sont arrêtés près de moi et m’ont lancé: "Bon! On te retrouve." On m’a pris pour une autre personne, j’étais considéré comme un criminel. Ça a duré le temps que je leur montre mes papiers; ils agissaient comme si j’étais coupable et me disaient de prouver que je n’étais pas celui qu’ils pensaient. C’était particulièrement désagréable, car ils étaient vraiment arrogants. Quand je leur ai demandé s’ils allaient s’excuser, ils m’ont répondu: "Tu iras te plaindre et dire qu’on est racistes.""
Étudiante en droit à l’Université Laval, Véronique Sénexant est aussi originaire du petit pays des Antilles. Elle aussi croit que c’est la couleur de sa peau qui pousse les policiers à lui accorder une attention spéciale. Mais elle se réjouit d’être une femme…"Les gars en souffrent plus. Je n’ai jamais été interpellée, mais quand j’habitais dans Saint-Roch et que je marchais dans la rue, les policiers s’arrêtaient à ma hauteur, me regardaient la frimousse, puis repartaient. Aujourd’hui encore, les autos qui ont des fanions de l’opération Scorpion ralentissent en nous voyant."
Version policière
Interrogé à savoir si les agents accordent depuis un an une attention particulière aux citoyens de la communauté noire, le porte-parole de la police de Québec, Jean-François Vézina, répond par l’affirmative, rappelant le contexte actuel. "Je vous dirais que oui, il y a peut-être une attention particulière [portée à la communauté noire]. Je pense que c’est normal dans les circonstances, mais je ne pense pas que ce soit fait de façon abusive. Et je ne voudrais pas que les gens croient qu’il y a des comportements racistes de la part des policiers à cause de Scorpion et du fait qu’il y a beaucoup de Noirs d’impliqués."
Selon l’enquête policière, le recrutement de jeunes filles se faisait en grande partie dans les bars de la Grande Allée. Conséquemment, poursuit M. Vézina, les policiers restent très vigilants et observent attentivement qui fréquente les établissements dans le secteur. "Après ce qui est arrivé, les patrouilleurs dans le secteur accordent une attention particulière à la minorité noire, mais ce n’est pas discriminatoire. Le Wolf Pack a fait du recrutement sur la Grande Allée", insiste-t-il.
M. Vézina rappelle qu’un individu interpellé par les policiers n’est pas tenu de s’identifier s’il n’a rien fait d’illégal, avant d’ajouter qu’il est très facile pour un policier de signaler une infraction aussi bénigne que de traverser la rue sans regarder. "Cela fait partie des moyens légaux qu’on a pour interpeller les gens. J’ai été patrouilleur durant six ans et c’est la meilleure façon de connaître les gens dans le secteur et de vérifier qui ils sont", conclut-il.