Les drogues de l'intelligence : Neurone nation
Société

Les drogues de l’intelligence : Neurone nation

Plus on entre dans le 21e siècle et plus nos armoires à pharmacie devront être spacieuses: il existe désormais des pilules pour maigrir, des pilules pour avoir davantage confiance en soi, des pilules pour baiser jusqu’à 99 ans, des pilules pour avoir un moral d’acier, pour grandir, pour être plus calme, pour dormir, alouette! Il ne manque plus que celles qui nous rendront plus intelligents. Patience, ça s’en  vient…

Vous désirez être plus productif, dormir moins et travailler plus, vous voulez être plus concentré, plus vigilant, plus créatif, plus vif, posséder une meilleure mémoire? Prenez donc des nootropiques (du grec noos, qui veut dire "esprit", et tropos, qui veut dire "changer, aller vers"). En anglais, on les appelle les smart drugs et ça n’a rien à voir avec le ginko biloba et autres substances présentes dans les smart drinks. En fait, ces drogues prescrites sur ordonnance sont développées afin de traiter des patients atteints de maladies neuro-dégénératives comme le parkinson et l’alzheimer ou alors souffrant de troubles du sommeil comme l’hypersomnie (besoin excessif de sommeil) ou la narcolepsie (assoupissements incontrôlés). En bref, tous ces médicaments agissent sur les neurotransmetteurs et augmentent les cognitions du cerveau, ce qui a pour effet de rehausser les habiletés intellectuelles, aussi bien chez les personnes malades que chez les personnes saines! Tout cela, soi-disant, avec très peu d’effets secondaires.

Selon certaines revues sérieuses comme Scientific American ou Time, il semble qu’aux États-Unis, de plus en plus de personnes en santé consomment ces smart drugs. Nous sommes bien loin des drogues des années 60 qui procuraient une illusion d’évasion. Les smart drugs ou smarties sont bien de leur temps et permettent à celui qui les utilise de devenir super-performant: un véritable Viagra pour le cerveau. De nombreux professionnels y ont donc recours. Étudiants en médecine, publicitaires, cadres d’entreprises et avocats figurent en bonne place parmi les adeptes. Le Piracetam (ou nootropyl) serait l’une des drogues les plus populaires. Destinée aux personnes souffrant d’alzheimer ou de tout autre déficit cognitif lié à l’âge avancé, elle améliore l’éveil, la concentration et la mémoire. Le Modafinil connaît également un succès qui ne cesse de croître. Servant à traiter la narcolepsie, il augmente l’état d’éveil et de vigilance, permettant ainsi de dormir moins et de travailler plus! Il a l’avantage, contrairement aux amphétamines ou à la cocaïne, de ne pas créer d’anxiété, de paranoïa et de déprime lorsque l’effet s’amenuise. Depuis 1998, le Modafinil est vendu aux États-Unis par la compagnie française Cephalon qui en retire chaque année 200 millions $ US. Selon des observateurs du milieu médical, ça fait beaucoup de médicaments vendus pour une maladie somme toute peu répandue… Utilisée par certains athlètes de haut niveau, cette drogue leur permet de s’entraîner jour et nuit, et d’avoir ainsi une longueur d’avance sur leurs adversaires. L’Américaine Kelly White, championne du monde aux derniers Mondiaux d’athlétisme, s’est vu retirer ses médailles d’or pour avoir consommé du Modafinil, considéré par les autorités antidopages comme un "stimulant mineur".

Une autre substance, récemment développée par les laboratoires français Lafond, l’Adrafinil, soigne les personnes âgées qui souffrent de troubles de vigilance et de dépression en entraînant la libération de sérotonine et de dopamine. Chez les personnes saines, il "réveille" dans la bonne humeur! Les personnes passives deviendraient ainsi plus actives et les personnes timides deviendraient loquaces.

Où peut-on se procurer ces pilules miracle? Certainement pas chez les médecins… du moins pas les plus scrupuleux. Une brève recherche sur Internet nous permet d’accéder à de nombreux sites, pour la plupart basés aux États-Unis, qui offrent une pléthore de smart drugs. Moyennant des prix variant de 30 $ à 150 $ la bouteille, ces médicaments sont livrés en quelques jours à votre porte!

Pour André Parent, professeur et chercheur renommé en neurobiologie à l’Université Laval, cette accessibilité à de telles drogues via Internet est inquiétante. "Les gens sains qui utilisent ces médicaments doivent être très prudents car l’information autour de leur utilisation est très mince. Il y a beaucoup d’effets secondaires s’ils dépassent les doses: des hallucinations proches de la schizophrénie." Heureusement, ces effets sont non permanents et disparaissent quand on réduit la dose. Certains médicaments peuvent également entraîner des lésions au foie, susciter des maux de tête, des nausées, de la diarrhée et de l’urticaire. Il est pourtant à noter que la plupart des sites des fabricants de ces produits affirment que les effets indésirables sont assez rares (mais ceux-ci sont mesurés chez des patients malades).

Ces dernières années, des milliards de dollars sont investis dans le développement de traitements destinés à une population vieillissante. L’alzheimer, comme l’explique monsieur Parent, est dû au simple fait que les gens vivent désormais beaucoup plus longtemps. Ainsi, dans 10 ans, sur le seul territoire américain, ils seront 77 millions à avoir plus de 50 ans. On évalue qu’une personne sur quatre développera une maladie neuro-dégénérative. Une véritable manne pour les compagnies pharmaceutiques, pour lesquelles il est beaucoup plus rentable de vendre des médicaments aux baby-boomers qu’aux petits Africains sidéens…

Une autre grande entreprise se montre très intéressée au développement de ces "brain-boosters": l’armée. Imaginez des soldats toujours en alerte et vifs comme l’éclair! Afin de pallier le manque de sommeil de ses hommes, l’armée américaine mène de nombreuses recherches autour de médicaments qui, à la base, traitent la narcolepsie. La US Air Force teste présentement le Modafinil sur ses pilotes. John A. Caldwell, spécialiste des troubles du sommeil à l’Air Force, affirme qu’il ne serait pas surpris que le Modafinil soit approuvé par l’armée d’ici un an. En juillet 2002, Jerome A. Yesavage de l’Université de Stanford et ses collègues ont expérimenté le Donepezil, un médicament pour soigner la perte de mémoire, sur deux groupes de pilotes de Cessna. Lors de vols simulés, on leur a demandé d’effectuer des manœuvres complexes dans des conditions très difficiles. Après un mois, il paraissait évident que le groupe ayant reçu du Donepezil performait beaucoup mieux que celui ayant reçu un placebo. Dans son rapport, Yesavage écrit: "Si l’amélioration cognitive est possible chez les individus intellectuellement sains, de grandes questions légales et éthiques feront surface." Pour aller plus avant dans la science-fiction, la compagnie américaine Helicon Therapeutics travaille en ce moment au développement d’une drogue qui pourrait, de façon sélective, supprimer de la mémoire les souvenirs traumatisants. Voilà un autre médicament susceptible d’intéresser l’armée. Imaginez un soldat qui oublie systématiquement ses dernières tueries et repart au front sans peur et sans reproche…

Selon Hubert Doucet, professeur de bioéthique à l’Université de Montréal, les smart drugs, en rendant le cerveau humain plus efficace, transforment la condition humaine. "Cela nous mène vers le post-humain qui sera totalement dépendant de la technologie, et on doit se demander à qui cela va servir et ce qui arrivera à ceux qui n’y auront pas accès", s’interroge le bioéthicien. Il poursuit en expliquant que plusieurs médicaments comme le Ritalin, le Prozac ou les hormones de croissance ont perdu leurs fonctions curatives pour acquérir une utilité plus esthétique et superficielle. "Aux États-Unis, on valorise énormément les droits individuels, explique monsieur Doucet. Dans un contexte d’économie libérale, est-ce que le désir de protéger le devenir de l’humanité tel qu’il est peut avoir priorité sur le droit des individus d’utiliser certains médicaments, surtout s’ils sont prêts à en payer le prix?" Devra-t-on tester les étudiants dans les universités avant les examens? Est-ce que des entreprises obligeront leurs employés à prendre de telles drogues pour augmenter leur rendement? Voilà, selon lui, plusieurs questions de société auxquelles nous devrons rapidement faire face.

Bien que la plupart des drogues chimiques aient d’abord été créées par des laboratoires pharmaceutiques (LSD, héroïne, ecstasy…), cette nouvelle génération de drogues "intelligentes" n’a plus comme effet d’atteindre le septième ciel. "Dans les années 60-70, il y avait un sentiment de grande liberté, de créativité, affirme Hubert Doucet, on allait changer le monde! Aujourd’hui, c’est la désillusion: on n’est pas capable de changer le monde, alors on va s’y conformer. Plutôt que de transformer notre environnement et d’y diminuer les facteurs de stress, on se transforme soi-même pour pouvoir mieux fonctionner stressé!"