Transferts illicites de technologies nucléaires : La java des bombes atomiques
Société

Transferts illicites de technologies nucléaires : La java des bombes atomiques

Les aveux du père de la bombe atomique pakistanaise, prenant le blâme pour des fuites de technologies nucléaires vers certains "États voyous", soulèvent des questionnements: le Pakistan présente-t-il une menace plus imminente que celle invoquée par le gouvernement Bush pour justifier la guerre en  Irak?

Fin 2003. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) fournit aux autorités pakistanaises des documents démontrant certains liens entre le programme nucléaire de l’Iran et celui du Pakistan. Bizarrement, les deux pays possèdent le même type de centrifugeuse servant à enrichir l’uranium. Coïncidence?

Les soupçons de prolifération nucléaire aboutissent à un interrogatoire en règle de quelques scientifiques, dont le Dr Abdul Qadeer Khan, ex-directeur du principal centre de recherche nucléaire du Pakistan. Dans un document signé, Khan reconnaît avoir participé au trafic de matériel servant à construire une centrifugeuse, entre autres choses. L’Iran, la Libye et la Corée du Nord sont au nombre des pays ayant bénéficié de ce marché noir.

Ses aveux, Khan les fera publiquement, début février, à la télévision d’État pakistanaise. Revendiquant "la totale responsabilité" de ses actes, tout en demandant pardon au peuple pakistanais, Khan souhaite qu’on ne "politise pas la question" et en profite pour blanchir son gouvernement de toute responsabilité dans ce dossier. Des observateurs ne tardent pas à interpréter ce geste comme une façon de négocier son impunité.

Petite histoire d’un héros
Son portrait est accroché aux murs de plusieurs cuisines pakistanaises. Au "pays des purs", le docteur Abdul Qadeer Khan est considéré comme un héros. La bombe atomique est une véritable fierté nationale.

Après une cuisante défaite dans le conflit contre l’Inde (1971), à propos du Bangladesh, le président pakistanais de l’époque, Ali Bhutto, promettait que son pays se doterait de l’arme nucléaire. "Nous construirons la bombe, même si nous devons manger de l’herbe", avait-il déclaré. Dès lors, le désir de posséder une frappe nucléaire pouvant contrer celle de l’Inde, son grand rival, devint une politique nationale pour le Pakistan.

En 1975, le Dr Khan, formé en Allemagne, mit sur pied l’ambitieux projet. Au terme de plusieurs années de recherche, il réussit enfin, en mai 1998, à donner au Pakistan la première bombe nucléaire "islamique". L’idole d’un peuple était née.

Le marché noir
Pendant ses 25 années à la tête du programme nucléaire pakistanais, Khan aurait conclu, pour son propre bénéfice, diverses transactions avec d’autres pays aussi désireux que le sien de posséder l’arme nucléaire. Le réseau dont faisait partie Khan était fort bien organisé. Selon l’enquête de l’AIEA et de la CIA, le trafic, qui aurait débuté en 1989, avait toute l’apparence d’un projet concerté entre plusieurs protagonistes du Pakistan et d’ailleurs. L’équipement nucléaire aurait été acheminé par avion ou par bateau en Malaisie par des intermédiaires allemands et sri lankais. Une fois retapé, il aurait été vendu à la Corée du Nord, notamment. Grâce à sa petite entreprise, Abdul Qadeer Khan a fait fortune.

La pointe de l’iceberg
Le directeur général de l’AIEA, Mohamed ElBaradei, avoue ignorer si le "père" de la bombe atomique pakistanaise était à la tête de ce réseau. Une seule certitude: il ne travaillait pas seul. ElBaradei croit que Khan n’était qu’un "rouage d’un vaste mécanisme" et que le gouvernement du Pakistan devra répondre des allégations selon lesquelles l’armée ou le gouvernement auraient facilité ses activités.

Jean-François Rioux, professeur à l’Université Saint-Paul (Ottawa) et spécialiste du contrôle des armements à la Chaire Raoul-Dandurand (UQAM), doute aussi du discours de Khan, qui disculpe son gouvernement: "On veut faire porter le blâme au docteur, mais il est absolument certain que des gens qui participent à des programmes aussi secrets que ceux-là sont suivis par les services secrets."

Le professeur ajoute que le gouvernement pakistanais aurait peut-être même ordonné cette prolifération en échange de certains avantages. "Avec la Corée du Nord, par exemple, on a pu échanger des secrets nucléaires contre des technologies de missiles. C’est une très forte possibilité."

D’ailleurs, un arrangement entre le Pakistan et la Corée du Nord existerait depuis 1994. En avril 1998, le Pakistan a procédé au tir d’un missile balistique Ghauri, identique au missile nord-coréen No-Dong. Quelques mois plus tard, Pervez Musharraf, président actuel du Pakistan, prenait le commandement des forces armées. Comment pouvait-il alors ne pas être au courant des moyens que son pays a pris pour se procurer les technologies servant à fabriquer des missiles pouvant porter des ogives nucléaires?

Position inconfortable
La découverte de ces "fuites" met le Pakistan, un allié des États-Unis dans la guerre au terrorisme, dans une position inconfortable face à l’Oncle Sam. Une position tout aussi inconfortable pour le gouvernement américain. À la suite des aveux du Dr Khan, le gouvernement Bush s’est empressé de déclarer qu’il ne croyait pas les autorités pakistanaises responsables de cette prolifération et a indiqué ne pas vouloir faire pression afin qu’Islamabad accepte une enquête approfondie sur son rôle dans les fuites nucléaires. Washington soutient et cherche à garder en poste Pervez Musharraf, un militaire qui a pris le contrôle du pays après le coup d’État de 1999. Ce dernier est considéré comme un élément de stabilité dans un pays où les courants extrémistes potentiellement dangereux sont toujours bien présents.

D’un côté, le gouvernement américain doit donc montrer sa détermination à éradiquer la prolifération d’armes de destruction massive, notamment dans les pays situés dans l’Axe du Mal, mais de l’autre, il ne veut pas risquer de se mettre à dos un de ses plus proches alliés dans le monde musulman.

Or, le Pakistan n’a pas signé le Traité de non-prolifération nucléaire, tout comme l’Inde et Israël. Ratifié en 1970, ce traité international signé par 188 pays vise à interdire l’exportation d’armes et de techniques nucléaires vers des pays qui n’en sont pas dotés. Le Pakistan aurait donc, en théorie, le droit de faire de la prolifération nucléaire. "Mais le fait que le Pakistan se sente mal démontre l’impact de ce traité. Les pays qui ne l’ont pas signé se sentent un peu comme des parias à cause de cela", souligne Jean-François Rioux.

Critiques et observateurs s’interrogent désormais à savoir si le Pakistan, qui compte son lot d’extrémistes proches du pouvoir, ne serait pas une menace plus urgente que les (toujours hypothétiques) armes de destruction massive de Saddam Hussein. "(Le gouvernement américain) doit accepter que l’armée et les dirigeants pakistanais ont fait davantage pour menacer la sécurité des États-Unis et du monde entier avec des armes de destruction massive qu’Al-Qaida et Saddam Hussein", soutient le Washington Post.

Pour Jean-François Rioux, la vraie question est ailleurs. "Tout ça importe peu; ce qui compte, c’est que cette bombe ne soit jamais utilisée. Il faudra d’abord surveiller les négociations sur le Cachemire, qui recommenceront bientôt (entre l’Inde et le Pakistan). Ensuite, il faudra que le gouvernement Musharraf garde un œil, et je suis sûr qu’il le fait, sur les islamiques extrémistes, mais aussi sur les savants du programme atomique et les services secrets afin d’éviter que ces gens-là puissent leur transférer de la technologie nucléaire."