La Passion du Christ, vision critique : Non-sens du sang
Le film de Mel Gibson, La Passion du Christ, a suscité, bien avant sa sortie, une imposante controverse. Les ligues d’action contre l’antisémitisme sont, entre autres, montées aux barricades, dénonçant le film comme une incitation à la violence contre les Juifs. Qu’en est-il réellement? Nous avons convié ALAIN GIGNAC, théologien, enseignant du Nouveau Testament et diplômé en études bibliques, au visionnement. Il nous livre à chaud ses réflexions esthétiques et religieuses.
D’emblée, soyons clair. Tous les films sur Jésus soulèvent des… passions. Ils interprètent Jésus, suggèrent une vision de sa personnalité et de son œuvre qui entre en collision avec l’imagination et l’expérience des gens, croyants ou non. Jésus n’est pas un personnage banal et le réalisateur qui ose le mettre en scène prend un risque.
Gibson, lui, a pris le risque de l’hyperréalisme. Dans le genre, c’est cinématographiquement bien fait. Le rythme du montage est bien dosé, avec l’usage du ralenti et des effets de surprise, malgré le fait que l’histoire soit connue. Du point de vue esthétique, on est saisi par l’efficacité des effets musicaux, par les cadrages parfois dignes d’une composition picturale de la Renaissance, par les clairs-obscurs à la Rembrandt, et surtout par les maquillages de haut niveau. Oui, le film est cinématographiquement bien fait et efficace, jusque dans l’horreur…
La caméra suit le chemin de Croix de Jésus, du jardin des Oliviers jusqu’au Golgotha. Le scénario emprunte indistinctement aux quatre Évangiles et supplée aux nombreux trous de ces récits. (Il faut se rendre compte que les Évangiles ne disent pas combien de personnes assistaient au procès, combien de coups de fouet reçut Jésus, etc. – cela est laissé à l’imagination du cinéaste. La trame narrative des Évangiles est bien mince – pas de quoi faire un film de plus de deux heures!) Comme le dit la publicité, La Passion du Christ présente (comme si on y était??) les 12 dernières heures de la vie de Jésus – sans expliquer comment on en est arrivé là. (Un non-sens théologique et historique, mais je passe…)
Autour de Jésus, on trouve les principaux figurants qui participent au drame: les autorités politiques qui lui font un procès (Pilate, le grand-prêtre), les disciples qui l’ont trahi (Judas, Pierre), les disciples qui l’ont suivi jusqu’au bout (Marie sa mère, Jean, Marie-Madeleine), de nouveaux personnages dont la vie est transformée par une rencontre fortuite lors du trajet vers la croix (Simon de Cyrène, Véronique, les deux larrons, le centurion, la femme de Pilate). Un personnage symbolique, rarement représenté au cinéma, est ici ajouté: la figure de Satan, Prince de ce monde, qui guette le moment où Jésus sera infidèle à sa mission.
Tout au long du trajet, de trop rares flash-back font baisser la tension, tout en évoquant quelques liens, très partiels, avec la vie de Jésus. Par exemple, Marie-Madeleine revoit la scène où Jésus la sauve d’une lapidation pour adultère. Marie revoit son enfant qui chute alors qu’il apprend à marcher. Plusieurs fois, il y a référence au dernier repas où Jésus donne le sens de cette mort qui se prépare. Enfin, ce qu’aucun texte biblique n’a osé, le film le fait, en montrant directement, quoique rapidement, la résurrection.
J’ai dit que Gibson avait le parti pris du réalisme extrême. Je précise aussitôt qu’il n’y a rien de très fondé au plan de la reconstitution historique, malgré l’illusion des dialogues en hébreu et en latin. Jésus parlait plutôt araméen et baragouinait probablement le grec, langue administrative de l’Empire romain dans la région. Dans le contexte sociopolitique de l’époque, Pilate et les grands-prêtres étaient de la même culture grecque (le film les fait dialoguer en hébreu!) et étaient de collusion pour tirer profit du peuple, par un système raffiné de taxation. Contrairement au personnage du film (et aussi des Évangiles), le Pilate historique n’avait que mépris pour les Juifs, faisait manger l’aristocratie juive dans sa main et s’est avéré, à l’usage, un gouverneur arrogant et impitoyable.
De toute manière, le film se veut avant tout symbolique et, je dirais, théologique. La Passion du Christ est une lutte mythique à finir entre Satan, Prince de ce monde, et Jésus, envoyé du Père pour porter les péchés du monde… et donc, semble-t-il, souffrir, souffrir beaucoup, souffrir énormément, souffrir encore. Vision théologiquement fausse et psychologiquement morbide. À moins que le metteur en scène ait simplement cédé à la mode hollywoodienne de la violence gratuite, payante au box-office?
Hyperréalisme de la violence. Voilà justement le problème. À force de vouloir montrer la souffrance, celle-ci devient insupportable et insensée. Le film tourne au sadisme qui se lit, par exemple, dans le visage des soldats romains. Il tourne donc aussi au voyeurisme, où le spectateur de bonne volonté est enfermé, malgré lui. Il y a trop d’hémoglobine, jusqu’à la limite du supportable. La scène de la flagellation dure 10 minutes et est dédoublée. Comme les 20 coups de baguette ne semblent pas avoir assez d’effet sur le supplicié, on recommence avec un fouet à lanières et à billes qui lacère la peau. Jésus ne tombe pas trois fois, selon le chemin de Croix traditionnel (non biblique), mais au moins sept fois. Le sang gicle à plusieurs reprises, les bourreaux en sont aspergés, la victime recouverte. On offre un gros plan de la goutte de sang qui coule le long d’un clou avant de tomber au sol. Si on traitait de la sorte l’amour et le désir entre deux personnes, cela s’appellerait de la pornographie. Va-t-on suggérer par un gros plan des organes génitaux la force amoureuse qui unit deux amants? Ce serait incroyable. Ici, on montre, de manière analogue, la souffrance vécue par Jésus, mais cela ne donne pas beaucoup de sens, humain ou chrétien, à cette mort.
Le film maximalise donc la violence. Cela a des effets sur le spectateur. D’abord, celui-ci est enfermé dans une lecture au premier niveau. Aucune possibilité d’espace symbolique ou critique sur le sens de cette vie, de cette mort. Les récits évangéliques sont beaucoup plus subtils. Ensuite, le spectateur subit une sorte de conditionnement, axé sur la souffrance. Cela ramène au premier plan une théologie sacrificielle désuète et à la limite, pour notre époque, perverse. Ou bien Dieu veut du sang, ou bien Jésus doit porter réellement les péchés du monde. Or, théologiquement, c’est Satan qui a raison, au jardin des Oliviers, lorsqu’il dit à Jésus tourmenté que c’est impossible à porter! Du point de vue chrétien, la mort de Jésus a du sens, non pas parce qu’elle est violente ou très souffrante, mais parce qu’elle scelle une vie d’amour et une fidélité à témoigner pour un Dieu d’amour.
Enfin, le film peut-il avoir un effet antisémite? La question est valable, à cause du poids de l’histoire. Si, par exemple, depuis 40 ans, l’Église catholique enseigne formellement que le peuple juif n’est pas coupable de la mort de Jésus, l’accusation de "déicide" alimentait auparavant l’hostilité des chrétiens envers les Juifs. Au Moyen-Âge, à l’occasion des liturgies de la semaine sainte où on relisait publiquement le texte de la Passion, certains débordements populaires donnaient lieu à des lynchages. Oui, 40 ans, c’est peu sur 2000 ans de christianisme.
À mon sens, le film ne peut être accusé directement d’antisémitisme. Toutefois, je constate que quelques détails évangéliques qui ont, dans le passé, donné prise à l’antisémitisme sont ici amplifiés avec exagération. Les grands-prêtres juifs s’acharnent à condamner Jésus, alors que Pilate tente par divers moyens de libérer celui qu’il considère innocent, ou inoffensif. Le grand-prêtre Caïphe assiste en personne à la flagellation et à la crucifixion. Le Temple de Jérusalem non seulement voit son rideau déchiré, mais est détruit par un tremblement de terre. Par contre, dans la version finale du film, la phrase de Matthieu, au chapitre 27, verset 25, est absente de la scène où Pilate se lave les mains: "Que son sang soit sur nous et sur nos enfants!" Mais qui sait? À vouloir trop user de la violence, cela ne pourrait-il pas alimenter la violence? Dans le film, Jésus est l’objet d’un tel sadisme de la part des soldats romains et d’une telle hargne de la part de nombreux Juifs!
Certains croyants apprécieront peut-être le film pour sa capacité à représenter avec réalisme les souffrances de Jésus, permettant de communier avec lui. Pour ma part, en sortant du Paramount de la rue Sainte-Catherine, je me suis demandé quelle différence il y avait entre le visionnement d’un tel film et la fréquentation des commerces érotiques de l’autre côté de la rue: du voyeurisme qui déshumanise.
L’auteur est professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal