Haïti dans la tourmente : Le retour du Baron Samedi
Société

Haïti dans la tourmente : Le retour du Baron Samedi

Contrairement au sentiment général qui prévalait il y a quelques semaines parmi les classes politiques, notre ami Ted Rall, prolifique critique de la politique étrangère américaine, accuse l’Amérique et la France de poursuivre en Haïti une politique aveugle amorcée en Afghanistan. En chassant le – certes – déficient président Aristide, la petite île des Caraïbes s’enfoncera un peu plus dans le chaos et prêtera le flanc aux pires dictatures.

Une fois de plus, l’administration Bush nage en plein changement de régime. Cette fois-ci, c’est en tant qu’architecte du 33e coup d’État de l’histoire déchirante d’Haïti.

Les médias américains, peu curieux, ne font pas leurs choux gras du passé des rebelles et de leurs relations avec les États-Unis et le régime du dictateur évincé Jean-Claude «Baby Doc» Duvalier. Les Rumsfeld et Cheney ne ressentent pas le besoin d’étaler leur répertoire de sales tours au grand jour. Cependant, les parallèles historiques abondent lorsqu’on compare les tactiques employées en Haïti et celles qui ont été utilisées en Afghanistan, au Venezuela et même en Floride.

Jean-Bertrand Aristide s’est exilé en République centrafricaine le 29 février dernier, lorsqu’une alliance d’officiers congédiés de droite et d’anciens dirigeants de l’ère Duvalier et leurs guérilleros ont pris d’assaut Port-au-Prince. Pour la deuxième fois, un président élu démocratiquement qui s’était engagé à faire prévaloir le règne civil sur le règne militaire, à mettre un terme à la corruption et à réduire l’écart entre les riches et les pauvres, était destitué par un président nommé Bush. Aristide, un ancien prêtre à qui l’appui des bidonvilles avait assuré une victoire écrasante aux élections, avait été écarté par un groupe semblable d’officiers armés en 1991. Lorsque les troupes américaines l’ont restitué au pouvoir en 1994, le président Clinton a salué son retour comme «une victoire pour la liberté à travers le monde».

Dans un pays où les traditions démocratiques sont rares, Aristide a effectivement surpris en s’effaçant devant la voix du peuple lorsqu’il a perdu les élections de 1996, pour ensuite les remporter en novembre 2000. La démocratie semblait finalement prendre racine.

Mais lorsque le comptage officiel des suffrages lui a octroyé 92 % des votes, les événements ont pris une tournure différente.

Une nouvelle alliance de droite, la Convergence Démocratique (CD), clamait haut et fort que les élections du Sénat haïtien avaient été truquées dans le but de former une nation à un seul parti. Les observateurs étrangers, pour leur part, qualifiaient l’élection de «juste». Les officiers de la CD et les anciens officiers de l’armée haïtienne ont refusé de reconnaître le gouvernement Aristide.

En février 2001, une fois au pouvoir, Aristide a découvert que sa petite troupe d’hommes de main, «les chimères», n’était pas de taille pour affronter son plus formidable adversaire politique: l’administration Bush. Selon le New York Times, «de nombreux ténors de l’administration considéraient Aristide ni plus ni moins comme le dirigeant un peu gauchiste d’un pays dont les principales exportations étaient des réfugiés sur de frêles esquifs bringuebalants et des transbordements de cocaïne en provenance de Colombie».

Au même moment, le Fonds monétaire international (FMI) tentait de soumettre Haïti à un projet «d’ajustement structurel». Ce dernier viserait à restreindre considérablement les services sociaux du pays afin de rediriger les revenus du gouvernement vers le remboursement de sa dette et d’accroître les chances de réussite des zones de libre-échange déjà existantes pour les sociétés transnationales américaines qui souhaiteraient utiliser la nation comme abri fiscal.

Les États-Unis et le FMI ont demandé à des agences d’aide internationale d’imposer un quasi-embargo économique contre Haïti, affaiblissant son économie et engendrant la crise à l’origine du coup d’État. Le temps était venu de retirer tout ce qui restait des alliés gauchistes du dernier président élu démocratiquement.

Utilisant la même technique qu’avec la Cour suprême des États-Unis lors des élections américaines (les juges républicains ont délibéré quatre jours, il ne restait donc plus suffisamment de temps pour terminer le décompte des votes en Floride), l’administration Bush n’a pas répondu aux supplications d’Aristide pour que des troupes américaines viennent rétablir l’ordre en Haïti. «Honnêtement, nous ne ressentons pas le besoin d’envoyer des forces militaires ou policières en ce moment pour mettre un terme à la violence», a déclaré Colin Powell. Mais quelques heures après le départ d’Aristide pour l’Afrique, «kidnappé par des commandos américains» selon Maxine Waters, représentante au Congrès, les Marines étaient déjà en route.

Selon un éditorial du Times, Bush aurait «retenu les Marines jusqu’à ce que M. Aristide abandonne le pouvoir, laissant ainsi les Haïtiens à la merci des bandes de criminels les plus voraces du pays».

Les Américains ont beaucoup appris de leur tentative ratée de renverser le président Hugo Chávez. Au lieu de compter sur une poignée pathétique d’hommes d’affaires et de politicards pour déclencher un putsch civil comme au Venezuela, la CIA a directement approvisionné en armes et en argent les amis de Duvalier pour qu’ils s’emparent du contrôle. C’est armés de milliers de carabines M-16 et M-60 fabriquées aux États-Unis, ainsi que de grenades propulsées par fusée et d’obus d’artillerie capables de trouer un tank (tous, probablement, une gracieuseté des contribuables américains), que l’ancien dirigeant de coups d’État Guy Philippe (formé par les forces spéciales américaines) et les dirigeants de l’escouade de la mort paramilitaire FRAPH (appuyée par la CIA) ont envahi Haïti à partir de la République dominicaine. «Le Congrès devrait sérieusement se pencher sur le rôle qu’ont joué la Defense Intelligence Agency et la Central Intelligence Agency lors de cette opération», affirme Ira Kurzban, un avocat de Miami qui représente le gouvernement Aristide. «Parce qu’il s’agit bien d’une opération militaire. Ce n’est pas un groupe hétéroclite de libérateurs comme l’a illustré la presse au cours des dernières semaines.»

Incroyable, mais vrai, un porte-parole de la Maison-Blanche soutient qu’il n’y a rien d’antidémocratique à destituer un président élu démocratiquement. «Il arrive que des gens n’aient plus confiance en la capacité de gouverner de leur dirigeant, et c’est ce qui s’est passé», affirme Scott McClellan. Il a qualifié le coup de «solution démocratique et constitutionnelle obtenue en travaillant de concert avec nos partenaires internationaux».

De gros mots sortant de la bouche d’un homme dont le patron, un dirigeant illégitime de coups d’État, a lui-même perdu la confiance du peuple américain.

Peu nombreux sont ceux qui sont prêts à nier qu’Aristide n’a pas été à la hauteur de son image de saint patron de la démocratie des Caraïbes. Il comptait sur le trafic de cocaïne pour renflouer l’économie et sur la violence pour faire taire ses opposants politiques. Mais il existe des parallèles historiques qui portent à réflexion. En Afghanistan, Bush a échangé le pire gouvernement du monde, le régime taliban, contre quelque chose de pire encore: l’anarchie et la guerre civile. Le chaos et les viols collectifs ont remplacé l’Irak de Saddam. Les Haïtiens seraient, semble-t-il, dans le même bateau.

Traduit de l’américain par Julie Rozon