Haïti, réplique : Liberté, iniquité, fatalité
Société

Haïti, réplique : Liberté, iniquité, fatalité

Après avoir été longtemps journaliste au Québec, JACQUELIN TELEMAQUE est retourné dans son pays natal, Haïti, en 1986, un mois après la chute de Duvalier. Observateur de longue date de la politique haïtienne, il réagit aux propos de Ted Rall. Selon lui, la CIA a bien eu un rôle à jouer dans le départ d’Aristide, mais la colère de toute une population  également.

"Il y a une première chose qu’il faut mettre au point, c’est que dans le fond, il n’y a pas de changement qui peut se faire en Haïti sans les Américains. Un coup d’État de leur part? Non, car cela réduirait toute la bataille que les Haïtiens ont menée à une affaire de gens de droite en association avec les gens de Duvalier. Il ne faut pas oublier que pendant au moins sept, huit mois, il y a eu des manifestations dans Port-au-Prince et dans d’autres villes de province. Je crois que tout cela est occulté dans le texte de Ted Rall. Ces manifs reflétaient l’état d’esprit de la population: un ras-le-bol général, au point où l’Église catholique elle-même avait demandé le départ d’Aristide. Il y avait aussi les écrivains, les femmes, les syndicats, les groupes de défense des droits humains… Donc, un mouvement généralisé réclamait le départ d’Aristide. Ce sont des choses à prendre en considération. Selon moi, l’apparition des rebelles et des guérilleros est due à une manipulation qui n’a rien à voir avec ce mouvement profond de mécontentement.

Autre point à préciser: Aristide n’a pas pu perdre les élections en 1996 et ainsi apporter une sorte de preuve de la démocratie parce qu’il n’était même pas candidat. En effet, il ne pouvait être candidat deux fois de suite. Aristide avait alors choisi son poulain, René Préval, et nous avons assisté à un tour de passe-passe. Préval devint président parce qu’Aristide le voulait comme président…

Cependant, je crois, comme Rall, que la CIA joue un grand rôle dans le départ d’Aristide. Il est fort probable que ce sont les Américains qui ont forcé Aristide à partir. Ils l’ont déjà fait par le passé avec Prospère Avril. Quant ils ont débarqué, Avril ne voulait pas quitter le pays et l’ambassadeur est allé le chercher chez lui, l’a mis dans un avion et l’a envoyé en exil. Les Américains sont capables de pire que ça, de toute façon… Mais si Aristide porte une accusation, il n’est pas nécessairement crédible, et si les États-Unis démentent, ce n’est pas forcément la vérité non plus. Il y a sûrement quelque part une vraie histoire que les historiens ou politologues vont devoir découvrir. Pour l’instant, j’ai l’impression qu’il est trop tôt pour connaître la vérité.

Quant à Guy Philippe, c’est un pion que les Américains utilisent. Il est probablement membre d’un service de renseignement parce qu’il a été formé par eux. C’est sûrement quelqu’un que les Américains vont continuer à utiliser tant qu’ils n’auront pas atteint complètement leur but. Maintenant, quel est-il? Au départ, je croyais qu’ils voulaient revenir avec l’armée, mais ça reste à voir. Mais le pays dispose peut-être de ressources naturelles que même les Haïtiens ne connaissent pas. Les Américains sont mieux équipés que nous pour savoir ce que nous possédons dans notre sous-sol. Le territoire haïtien pourrait aussi devenir une position stratégique en remplacement de la base de Guantanamo, par exemple. Ce n’est pas par bonté d’âme que les Américains sont en Haïti, s’ils voient qu’il n’y a rien à en tirer, ils ne vont pas rester.

Aristide n’était pas du genre à respecter sa parole. Il disait toujours oui pour tout à tout le monde, mais dans le fond, il n’en faisait qu’à sa tête. Il était difficile à contrôler, donc un partenaire peu fiable. Il n’était pas de gauche du tout. Il avait un discours de gauche en 1990, mais il avait une pratique de droite, une pratique de répression. Il avait aboli l’armée, mais pour laisser toute la place à sa milice particulière. Il n’y avait pas d’armée pour protéger qui que ce soit, aucune institution, commerce ou autre; finalement, la population était à la merci de cette milice. Il avait défendu les intérêts américains et s’était associé, entre autres, à des investisseurs américains dans l’industrie téléphonique. C’était fini, le discours de gauche. Les Américains le toléraient car il devait bien servir leurs intérêts. Le problème, c’est qu’un dirigeant qui ne peut pas se défendre et se maintenir au pouvoir, les Américains ne vont pas le soutenir non plus. Il doit être capable de se tenir tout seul et pouvoir faire des compromis, alors qu’Aristide n’en faisait aucun.

Par rapport à l’embargo, effectivement, la communauté internationale a instauré des mesures pour resserrer les cordons de la bourse car elle n’avait pas suffisamment confiance dans l’entourage d’Aristide pour lui confier l’argent. Cependant, ce sont des mesures qui ont été prises parce qu’Aristide n’avait jamais respecté sa parole. Ce n’était pas une façon d’étouffer la population pour l’amener à se révolter. Pour soulager la misère, c’est, de toute façon, toujours la communauté internationale qui paye le prix fort avec des plans humanitaires d’urgence, etc. Selon moi, il s’agit d’une accusation qui n’a pas de fondement réel.

Le dernier paragraphe du texte m’agace aussi: Aristide ne peut pas compter sur le trafic de la cocaïne pour renflouer l’économie, sur la violence pour faire taire ses opposants politiques, et être en même temps un démocrate. Il me semble que c’est contradictoire. Effectivement, il comptait beaucoup sur la drogue, mais justement, c’est une économie qui requiert un État de débandade. C’est-à-dire que là où la drogue s’installe, l’État n’existe plus. Quand un État sert les intérêts de la mafia internationale, forcément, la mafia ne peut supporter que celui-ci soit stable.

Les Haïtiens devront être assez intelligents pour s’attaquer au problème de base. Car le pays sera en crise tant que les problèmes fondamentaux ne seront pas réglés. La crise se nourrit de la misère, de l’incompétence, de la corruption, et tant que ces problèmes existeront, il n’y aura pas d’espoir. Pour le moment, je crois que nous sommes partis du bon pied, mais généralement, ce n’est pas le départ qui fait problème, c’est plutôt en cours de route que les choses se gâtent…"

Propos recueillis par Vanessa Quintal