Quel État veulent les Québécois? : Désengagez-vous, qu’ils disaient!
La réingénierie de l’État alimente tous les débats depuis quelque temps. Mais tandis que les groupes syndicaux et sociaux manifestaient bruyamment, les Québécois se disaient en faveur des réductions d’impôts promises. De quel État avons-nous besoin? Des spécialistes se prononcent.
Si la révision en profondeur des missions et du rôle de l’État québécois entamée par le gouvernement, et qui passe par une diminution de la taille de la fonction publique, le recours à la sous-traitance dans le secteur public, la formation de partenariats public-privé, et des réductions d’impôts importantes, ne fait pas que des heureux, un sondage Léger Marketing mené en janvier dernier révélait que 70 % des Québécois veulent que le gouvernement tienne sa promesse de baisser les impôts dès cette année. Cet appui est plus marqué chez les femmes et chez ceux qui ont un emploi (72 %), chez les gens âgés de 25 à 44 ans (74 %) et chez les travailleurs syndiqués (75 %).
Vues divergentes
Réjean Breton, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval, se dit un farouche partisan des réformes qui se dessinent, essentielles selon lui pour faire progresser le Québec. Il a fait paraître deux ouvrages critiques sur le mouvement syndical, qui serait un frein à la productivité. "Nous sommes l’endroit en Amérique du Nord où l’État prend le plus de place et se mêle de tout. C’est une culture terrifiante qui encourage l’irresponsabilité individuelle. Nous sommes les plus taxés, les plus syndiqués. Nous sommes parmi ceux qui travaillent le moins, et c’est ici que le chômage est le plus élevé en excluant les Maritimes. Il se crée moins d’emplois au Québec que chez nos voisins et nous avons un niveau de vie plus bas qu’eux. C’est ici qu’on investit le moins. Or c’est comme ça qu’on crée de la richesse. C’est évident qu’il faut changer les manières de faire."
Aux yeux de Robert Jasmin, président d’ATTAC Québec, ce discours qui veut réduire radicalement la taille de l’État pour faire plus de place au privé dissimule des visées idéologiques profondes, qui pourraient mener à la privatisation de la santé et de l’éducation. "Il faut constamment réviser les techniques et modalités de l’intervention de l’État, c’est le gros bon sens. Mais les néolibéraux parlent de l’État comme de quelque chose d’extérieur à nous. Tandis qu’on n’a aucun contrôle démocratique sur les destinées de Wal-Mart ou d’Esso, on en a sur Hydro-Québec. Là est la nuance. En ce moment, on ne nous présente pas de vision globale de cette réingénierie. C’est comme si on essayait de nous vendre l’idée que l’on doit utiliser une tronçonneuse sans nous dire si elle servira à émonder ou à faire une coupe à blanc."
La droite en vogue
Pour le sociologue Jacques B. Gélinas, auteur de l’essai Le Virage à droite des élites politiques québécoises, le gouvernement Charest cède en ce moment à la vague mondiale qui veut qu’on réduise à tout prix la taille et le rôle de l’État. La réingénierie se situe en bout de piste d’un mouvement qui s’amorce avec la déréglementation, la privatisation et la libéralisation. "Ces quatre consignes se recoupent et se complètent. La réingénierie implique de redéfinir la mission de l’État pour qu’elle puisse se conformer aux nouvelles orientations de l’économie. Le but est d’aider les entreprises à faire plus de profits."
M. Gélinas déplore aussi le manque de transparence dont a fait preuve le gouvernement jusqu’à ce jour. "La mission de l’État est de répartir le bien commun, de protéger l’environnement dans lequel on vit, la santé, l’air que l’on respire et les droits sociaux. Or, on se prépare à le faire fonctionner comme une entreprise privée, sans demander aux citoyens quelle devrait être sa mission centrale. M. Charest a demandé à 13 entreprises privées de définir les modalités de la réingénierie. Ce n’était pas à elles de faire ça. Il aurait fallu faire une grande consultation publique pour décider comment moderniser l’État."
Réduire l’impôt des riches?
La rupture avec le statu quo est néanmoins souhaitable et les projets d’établissement de partenariats public-privé et de baisses d’impôts sont des avenues prometteuses, analyse Norma Kozhaya, économiste à l’Institut économique de Montréal (IEDM), qui suit de très près le dossier de la réingénierie de l’État. Elle vient de publier une étude, Les Bienfaits économiques d’une réduction de l’impôt sur le revenu, qui démontre que des baisses d’impôts importantes pour tous les contribuables, incluant les plus riches, seraient bénéfiques pour l’ensemble de la population. Les baisses d’impôts promises d’un milliard de dollars par année au cours des cinq prochaines années doivent donc se concrétiser, dit Mme Kozhaya. "On entend souvent dire que les riches doivent payer plus d’impôts. Or les expériences historiques de baisses d’impôts montrent que lorsqu’on baisse les impôts des plus riches, leur contribution fiscale globale augmente, car ils sont plus nombreux à rester pour profiter des nouvelles mesures." L’étude de Mme Kozhaya fait ainsi le pari de faire payer plus de riches, et non pas plus les riches, comme on peut lire en introduction.
"Si la réduction se faisait à travers une baisse uniforme de tous les paliers d’imposition, y compris pour les plus riches, on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait une incitation à travailler davantage, à investir plus et à déclarer plus de revenus. Il se créerait donc plus d’emplois, ce qui serait bénéfique pour la production nationale. Globalement, il y aurait plus de richesse au Québec", souligne Mme Kozhaya, qui précise que le revenu moyen par habitant au Québec est de 18 % inférieur à celui de l’Ontario. Avec la structure fiscale ontarienne, les particuliers québécois payeraient 5 milliards de moins en impôts, affirme Mme Kozhaya.
Les partenariats comme solution
Pour l’économiste et professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Pierre Fortin, certaines modalités d’intervention de l’État méritent effectivement d’être revues, bien qu’il ne soit pas en faveur d’une baisse d’impôts. "Deux milliards et demi de crédits d’impôts sont accordés à toutes sortes de groupes d’intérêts annuellement. Pourquoi on n’en prendrait pas un milliard par an pour baisser les impôts de toutes les entreprises et créer de l’emploi partout au Québec, plutôt que dans des secteurs choisis comme la haute technologie? Peut-être que, par le passé, on a exagéré dans un sens et qu’il faut rétablir l’équilibre…"
M. Fortin se montre lui aussi favorable à l’introduction de partenariats public-privé proposés par le gouvernement. Selon lui, un hôpital peut être géré par une entreprise privée sans affecter la gratuité des soins ou la convention collective des employés. Une étude qu’il a menée au sujet des centres hospitaliers de longue durée et des centres d’accueil et d’hébergement démontrerait qu’il est ainsi possible de faire des économies importantes. "Les coûts cliniques sont les mêmes dans le secteur public et privé, mais pour ce qui est des coûts non cliniques, comme la gestion de l’hôpital, le nettoyage ou l’alimentation, le privé permet des économies systématiques de 20 %. Déjà, au Québec, 20 % des institutions de ce type sont gérées par le secteur privé. On avait fait le calcul que si les 80 % restants qui sont de gestion publique devenaient gérés par le privé, le gouvernement économiserait 125 millions de dollars par année."
N’empêche que le prix à payer de l’introduction du privé est souvent une réduction des salaires pour les employés, précise M. Gélinas. "Comment augmenter la productivité? En diminuant les salaires par le recours à la sous-traitance. Bombardier a fait affaire avec une compagnie privée et les salaires ont diminué de moitié."
Faire ses devoirs
Le mot réingénierie est maintenant remplacé par modernisation dans les discours gouvernementaux, fait remarquer Isabelle Fortier, professeure de gestion à l’École nationale d’administration publique (ENAP), qui craint toutefois que bien que le gouvernement parle de faire des réformes de manière prudente, pragmatique et ciblée, il ne veuille au fond aller beaucoup plus loin. "On dit vouloir s’attaquer aux structures de l’administration publique parce qu’il y aurait un problème de gestion interne et bureaucratique. Mais ce sont des choix politiques qui impliquent toute la société qu’on s’apprête à faire, et non pas des choix administratifs. Les cinq questions envoyées dans les ministères pour étude [de leur fonctionnement] sont de nature politique. On tente de légitimer des transformations radicales qui ne sont pas appuyées sur des problématiques concrètes."
Mme Fortier comprend mal pourquoi on n’a pas fait appel, comme c’est la norme, à un groupe d’experts externe, en retrait des opérations, pour faire des recommandations aux gouvernements sur la réingénierie. "Le cœur du travail de recherche et d’analyse s’est fait au Secrétariat du Conseil du Trésor. Le premier ministre et la présidente du Conseil du Trésor se sont mis au centre de tout et ils n’ont plus le choix de reculer dès qu’ils prennent en considération des éléments nouveaux."
"Le gouvernement Harris est allé un peu loin et a fait des choses assez stupides; c’est bon que des groupes sociaux nous le rappellent. Il ne faut pas, au nom de l’efficacité, balancer des responsabilités sur le plan de l’équité par-dessus bord. Si on est pour faire des changements très profonds, vaut mieux réfléchir avant d’agir, et faire les études sérieusement", conclut M. Fortin.
Baisses d’impôts, réduction de la taille de l’État, privatisation et réduction des services: la réingénierie de l’État, j’en veux-tu ou j’en veux pas?
La réingénierie, c’est quoi ?
Norma Kozhaya
"Pour nous, cela veut dire changer les choses, rompre avec le statu quo. De quelle façon exactement? Je ne sais pas. Il faudrait le demander au gouvernement."
Réjean Breton
"Cela veut dire qu’on réorganise de manière systématique, à la manière des ingénieurs. Et les ingénieurs, quand ils font un pont, il faut qu’il tienne!"
Pierre Fortin
"Ça veut dire vérifier si on doit continuer de faire les choses comme on les fait ou bien s’il faut les faire différemment. C’est une réorganisation de la gestion."
Jacques B.Gélinas
"C’est un terme emprunté aux grosses entreprises privées qui, au début des années 1990, ont effectué une remise en cause fondamentale de leur mode de fonctionnement pour augmenter leurs profits. Cela s’est traduit par des mises à pied massives."
Isabelle Fortier
"Le mot est associé à une époque où les grandes entreprises américaines voulaient faire des gains spectaculaires en rasant tout. Peu de gens conscients de l’historique de ce mot osent aujourd’hui identifier une réforme à la réingénierie."
Robert Jasmin
"C’est un mot hypocrite qui fait partie du piège sémantique dans lequel nous enferment les néolibéraux et qui cache des intentions de démantèlement, morceau par morceau, de nos acquis."
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Les Québécois sont les contribuables les plus taxés en Amérique du Nord. À 53 405 $, ils composent avec le taux marginal maximum d’imposition le plus élevé au Canada, et même dans le G-7. Au Québec, les contribuables gagnant moins de 50 000 $ paient 40 % des impôts des particuliers, alors que cette classe ne paie que 24,2 % des recettes fiscales en Ontario. Par ailleurs, les Québécois gagnant plus de 100 000 $ (2 % des contribuables) ne paient que 22 % de tous les impôts, contre 44 % pour leurs vis-à-vis ontariens, presque deux fois plus nombreux (3,7 %). Au Québec, 77,5 % des impôts des particuliers sont acquittés par la classe gagnant moins de 100 000 $, alors que cette proportion est de 56 % en Ontario.
Sources: Gouvernement du Québec, Gouvernement du Canada et l’IEDM
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