Naomi Klein en Irak : Ayatollah mon amour
Société

Naomi Klein en Irak : Ayatollah mon amour

Saddam Hussein disparu, qui combattent les Américains, sinon l’ensemble d’une population soutenant des pouvoirs religieux qui, tôt ou tard, prendront légitimement la tête de l’Irak? NAOMI KLEIN revient d’une mission d’observation dans ce pays à qui on jurait d’apporter justice et démocratie. Elle nous parle de la désillusion des Irakiens ordinaires et des dérapages d’une armée qui n’a jamais été accueillie en libératrice.

Il est 20 h 20 lorsque Naomi Klein décroche le combiné dans sa chambre d’un hôtel de Bagdad. Dans la capitale irakienne depuis près d’un mois, la porte-étendard du mouvement altermondialiste est à la veille de son retour en sol canadien. Elle raconte d’une voix calme combien les derniers jours ont été difficiles pour la population civile en particulier, qui ne compte plus ses morts.

Si elle se terre dans son hôtel dès la tombée de la nuit car la situation est trop dangereuse, Klein sort le jour pour rencontrer les Irakiens de la région de Bagdad dans leurs maisons, visiter les blessés dans les hôpitaux, et constater le décès de plusieurs d’entre eux… à la morgue. Selon ses dires, de nombreuses maisons de la banlieue de Bagdad ont fait les frais de bombardements par des tanks américains pendant la nuit depuis quelque temps, bombardements qui ont tué des civils innocents.

"Les Américains sont dans un pays qu’ils ne comprennent pas, ils font face à une forte résistance et ils perdent le contrôle, croit Klein. J’ai visité une famille à Sadr City dont les enfants de 5 et 12 ans ont été tués dans leur maison en pleine nuit par des tirs américains. Un conducteur d’ambulance m’a également raconté s’être fait tirer dans l’abdomen par un Humvee américain alors qu’il conduisait une femme enceinte et cinq autres personnes à l’hôpital. Comprenez-vous ce qui se passe ici? C’est Gaza. Les Américains ont peur, ils perdent le contrôle et bombardent. Ils ont tiré sur des gens à partir d’avions, sur des maisons avec des tanks. J’ai eu ces confirmations par des dirigeants de trois hôpitaux. J’ai parlé à plusieurs patients et à leurs familles. Je suis allée voir les maisons. J’ai pris des photos. C’est ce qui arrive ici tous les soirs." Pour Klein, les Américains ont provoqué une "Intifada irakienne" au cours des dernières semaines et ce sont maintenant les citoyens ordinaires qui défendent leur maison et leur coin de terre.

La guerre après la guerre
Un an après la fin officielle de la guerre, le pays n’aura jamais paru plus instable. Au cours des dernières semaines, de nombreux combats ont opposé les troupes américaines à l’armée du Mahdi, formée de milices chiites regroupées autour du jeune clerc Moqtada Al-Sadr, figure emblématique de l’opposition à l’occupation américaine dans le pays. La guerre après la guerre, en quelque sorte. La vraie cette fois. Ainsi, depuis qu’ils ont pris pied dans l’ancienne Mésopotamie, les Américains ont perdu près de 600 hommes; les combattants irakiens, plusieurs milliers. Mais ce sont les pertes civiles, s’élevant à près de 10 000 personnes, dont de nombreux enfants, qui sont les plus déplorables.

Les dérapages des forces coalisées qui promettaient d’amener rapidement sécurité, paix et démocratie au peuple irakien sont désormais impossibles à cacher aux yeux de Klein. "Et les Américains doivent assumer la plus grande part de responsabilité pour le chaos qui règne en ce moment et la hargne qu’ils suscitent, poursuit-elle. L’armée du Mahdi a été créée en juillet dernier alors que le pays était dans un chaos total car les occupants ont failli dramatiquement à leur première tâche d’assurer la sécurité de la population. Le premier geste de Paul Bremer fut de dissoudre l’armée irakienne. On a toléré les gangs criminels à Bagdad. Les Américains ont ainsi créé un vacuum, une situation d’extrême insécurité."

"Résultat, la population a perdu confiance dans les occupants et s’est tournée vers le leader spirituel Al-Sadr et ses fidèles qui assurent sécurité et services de base aux Irakiens ordinaires, continue Klein. Quand les occupants ne peuvent assurer la sécurité minimale, la population a le droit de le faire elle-même. À Sadr City (banlieue de Bagdad, ancienne Saddam City), il n’y a pas de feux de circulation, personne ne ramasse les ordures. Les seuls crimes que les forces coalisées sont intéressées à combattre ce sont les attaques contre elles. Elles disent qu’en pourchassant les terroristes, elles assurent la sécurité, mais elles ne font rien contre les gens qui tuent, volent ou kidnappent des Irakiens ordinaires. Les Américains ont créé cette armée autant que Sadr. Et cette armée a la confiance de la population car elle fait quelque chose pour elle."

"Les gens ne comprennent pas ce qui se passe. Ce matin (vendredi dernier), j’ai vu deux autos qui étaient complètement brûlées. Tout ce que les gens peuvent dire, c’est que les Américains ont décidé qu’il y avait un couvre-feu sans l’annoncer à personne. Or, ces autos roulaient la nuit. Des témoins disent qu’elles furent frappées par des missiles américains. Peut-être pensait-on que leurs occupants avaient des armes? Les Américains utilisent les tactiques de l’armée israélienne", ajoute Klein.

Provocation et mauvais exemple
Au début de son séjour, Klein s’est rendue dans une mosquée à Koufa, où Al-Sadr a prononcé un discours virulent contre l’occupation américaine. "C’était peu après l’assassinat du cheik Yassine. Depuis, les choses n’ont cessé d’empirer. Et la révolte s’est radicalisée avec l’attaque d’une mosquée à Falloudjah par les Américains qui ont aussi fermé le journal d’Al-Sadr, ajoute Klein. Ces gestes de pure provocation ont précipité les affrontements armés. Le journal n’était pas accusé d’encourager ses supporters à faire usage de violence, Bremer n’aimait simplement pas ce qu’on y écrivait. Il n’aimait pas être comparé à Saddam Hussein, par exemple. Les Américains envoient un message très antidémocratique. Ils disent qu’ils sont ici pour apporter la démocratie et ils ferment un journal…" Klein raconte s’être rendue à des manifestations pacifiques souvent brimées par les autorités en place. "Les membres de la sécurité irakienne sont incités à ouvrir le feu sur les gens. Les Américains brisent systématiquement les démonstrations pacifiques de résistance."

Klein se défend bien toutefois d’être une partisane de Moqtada Sadr qui veut un État islamique, un peu à l’image de l’Iran, dit-elle. Mais Paul Bremer et les Américains donnent un très mauvais exemple en ce moment en multipliant les mauvaises décisions qui vont à l’encontre de leur supposée volonté d’instaurer la démocratie dans le pays.

Mais que veulent les Irakiens, outre le retrait des troupes américaines? "Vous savez, quand les gens sont en deuil, ils ne font pas de grandes analyses politiques… En général, on constate, bien sûr, beaucoup de rage contre les Américains, mais une majorité d’Irakiens ne veulent pas d’un État religieux", répond-elle avant d’interrompre brutalement la conversation. "Vous m’excuserez mais je dois quitter. La situation se complique de nouveau."