Société

Ennemi public #1 : Le livre empaillé

J’ai rencontré madame Moisan dans un salon funéraire. Son petit-fils, un ami à moi qui portait avec un prodigieux courage le deuil de sa mère, me proposait de faire la connaissance de son aïeule, m’affirmant qu’elle est l’une de mes plus fidèles lectrices… de 90 ans.

"Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que vous écrivez", me chuchota d’abord la charmante grand-maman avant d’ajouter, justifiant son intérêt pour cette chronique, "mais personne n’aime avoir de vieilles idées".

Je n’allais certainement pas la contredire. Ce n’était ni le moment ni l’endroit. Sauf que j’ai souvent repensé à cette phrase depuis. Même qu’elle me hante. Parce que si vous, madame Moisan, ne souhaitez pas préserver toutes vos vieilles idées dans le formol, d’autres – et ils sont nombreux – tendent plutôt vers la taxidermie de la pensée.

À ce sujet, j’ai su que vous étiez partie pour Washington la fin de semaine dernière et que vous n’avez donc pas pu vous rendre au Salon international du livre de Québec qui se tenait au même moment. Mais si vous y étiez allée, vous auriez probablement été d’accord avec moi cette fois-ci.

Car cette célébration du livre m’apparaît justement comme l’un des symptômes d’une sclérose culturelle dans laquelle nous nous sommes trop confortablement installés. Sans trop nous poser de questions, nous reprenons des formules dites gagnantes, ad nauseam, nous souciant bien plus, par exemple, de réduire le prix du billet pour augmenter l’assistance que de revoir une programmation tellement ennuyante qu’on s’étonne presque de ne pas y voir les auteurs somnoler derrière les stands.

Par hasard, je suis récemment tombé sur un documentaire dans lequel Daniel Pennac disait: "Plus jeune, il y avait tout ce savoir dont j’avais conscience, mais qui ne m’était pas accessible parce que je n’avais pas la curiosité requise pour m’y plonger." L’auteur populaire avouait candidement avoir été, tout comme moi d’ailleurs, un cancre jusqu’à ses 18 ans.

Mais quant à moi, ce n’est malheureusement pas au Salon du livre que j’ai trouvé la clé qui ouvrirait la porte à cette curiosité.

Je dirais même qu’encore aujourd’hui, je crains de l’y perdre quand j’y vois tous ces auteurs qui égrènent sans trop de conviction des chapelets de dédicaces sous l’éclairage blafard d’un hangar du Centre des congrès. Quand je peine à saisir les propos de conférenciers dont la voix est à demi enterrée par la rumeur d’une foule indolente qui, faute de beau temps, est venue perdre un après-midi de fin de semaine au Salon comme on déambule dans un centre d’achats.

Et disons aussi que nous sommes bien loin ici de l’expérience même de la lecture, de ce que Paul Auster décrivait en entrevue comme "le seul lieu au monde où deux étrangers peuvent se rencontrer de façon intime".

Mais il ne faudrait pas non plus trop en demander.

En fait, vous savez de quel genre d’événement je rêve?

D’un Salon du livre qui ne prêcherait plus uniquement qu’aux convertis ou aux enfants plus ou moins captifs, qui ferait la promotion d’expériences littéraires novatrices, comme celle de l’écrivaine française Chloé Delaume, qui s’est prêtée à une expérience de fusion entre la littérature et le monde virtuel dans un projet où elle s’est associée au très populaire jeu The Sims.

Je rêve d’un Salon qui descendrait dans la rue, chez les libraires, dans les bars; qui proposerait des parcours littéraires de la ville – comme il en existe déjà – et offrirait une tribune aux nombreux jeunes auteurs du Québec, autres que les petits animaux savants prépubères qu’on nous présente aux nouvelles comme des curiosités de foire.

Je rêve d’un événement qui, sans renier ses racines et se dénaturer, pourrait, à l’image de l’art dont il prétend faire la promotion, évoluer, se muter au moins partiellement. Car si ses activités actuelles ne conviennent pas à certains lecteurs, dont je suis, elles satisfont par ailleurs aux attentes de nombreux adeptes qu’on ne souhaite pas non plus voir quitter le navire.

Mais là où les écoles échouent manifestement, ne serait-il pas souhaitable que cette vitrine du bouquin reprenne le collier, cherchant à exhumer cette clé qui ouvrirait enfin la porte de la curiosité avant que le livre ne soit plus qu’un reliquat pour les générations à venir?

À moins que, contrairement à la charmante madame Moisan, cette organisation ne préfère les vieilles idées aux neuves, laissant ainsi le Salon sombrer lentement avec le déclin des baby-boomers?

Ce qui reviendrait, d’une certaine manière, à condamner la littérature par dépit, nous forçant éventuellement à renommer l’événement.

Que diriez-vous du Salon funéraire du livre?