Hubert Védrine : L'estrade de la violence
Société

Hubert Védrine : L’estrade de la violence

De passage quelques jours au Québec pour participer à un débat-conférence sur la tentation impériale américaine organisé par le Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM), l’ex-ministre français des Affaires étrangères de 1997 à 2002, HUBERT VÉDRINE, nous fait part de ses réflexions au sujet de la crise irakienne et des rôles que devront jouer respectivement les États-Unis et l’Europe dans les années à venir. Il publiait en décembre dernier Face à l’hyper-puissance.

La situation en Irak semble dégénérer de jour en jour. Êtes-vous surpris de la tournure des événements?

"Dans toute cette affaire, il y a eu bien sûr une erreur de base dans la politique américaine qui fut de faire la guerre. Mais il y a une deuxième erreur, distincte de la première, qui est celle de l’après-guerre. C’est une erreur d’aveuglement idéologique.

Alors que les Américains ont d’excellents spécialistes du Moyen-Orient, ceux-ci ont été écartés et la ligne a été fixée par de vrais idéologues qui ont plaqué sur la réalité irakienne, très complexe, une vision du monde qui ne fonctionne pas. Pendant des mois, on a géré ça par l’intermédiaire du Pentagone et on s’est enferré dans un piège colonial. Les trois erreurs de Bush, c’est tout d’abord la guerre, l’après-guerre et sa politique au Proche-Orient, qui est un facteur aggravant."

Que pensez-vous du courant de pensée en France autour de Glucksman et de Kouchner qui invoque le droit et le devoir d’ingérence?
"Je ne fais pas partie de ce courant. Mais j’admets que ç’aurait pu tourner autrement, même si la guerre est contestable en soi, si les États-Unis avaient eu un vrai schéma d’accords politiques entre les chiites, les sunnites et les kurdes pour gérer l’après-guerre.

Ainsi, les Américains auraient pu faire cette guerre de façon unilatérale et réussir l’après-guerre. À condition d’aborder la question de fond qui était de savoir comment obtenir des chiites qu’ils fassent preuve de retenue, qu’ils préservent et respectent les droits des kurdes et de la minorité sunnite. Qu’ils se résignent à ne plus tout contrôler pourvu qu’on leur garantisse une certaine place dans le nouvel État irakien."

Certains considèrent aujourd’hui les États-Unis comme le véritable danger pour la sécurité du monde, sinon le vrai "État voyou". Quelle est votre opinion à ce sujet?
"Je n’ai jamais beaucoup aimé ce terme d’"État voyou". Je ne dirais pas que les États-Unis sont dangereux; en revanche, je pense que la politique de l’administration Bush est mauvaise et qu’elle est dangereuse. Ce qu’il y a de plus dangereux dans ce que font les États-Unis en ce moment ne vient pas tellement de la guerre en Irak que de leur politique au Proche-Orient. Leur alignement complet sur le Likoud (parti politique de Sharon) est une erreur tragique qui empêche une vraie lutte contre le terrorisme. Cela empêche aussi les pays arabes et musulmans de se solidariser avec l’Occident, alors qu’ils le voudraient. Ce bourbier est très dangereux, notamment pour la population parce que si cette administration américaine échoue complètement, il y aura une guerre civile entre Irakiens."

Vous écrivez aussi que les États-Unis ne se comportent pas comme des colonisateurs à l’ancienne. Croyez-vous qu’ils sont sincères quand ils disent vouloir apporter la démocratie?
"Oui. Une partie de leurs erreurs sont faites sincèrement. Ce ne sont pas que des calculateurs qui se sont trompés. Les États-Unis peuvent se lancer dans de grandes opérations militaires mais ils ont du mal à poursuivre car ils n’ont pas une mentalité d’occupants. Je pense qu’il y a une sorte d’idéalisme américain qui considère que leur système est le meilleur au monde et que tous les gens qui n’y vivent pas sont malheureux.

Ce qui distingue aussi les Américains, à mon avis, c’est qu’ils sont prêts à soutenir n’importe quelle mesure pour défendre leur sécurité. Ils trouvent absolument insupportable le fait d’être vulnérables sur leur territoire et ils soutiendront toujours n’importe quel président américain qui prendra n’importe quelle mesure pour agir n’importe où dans le monde en disant: "C’est pour votre sécurité.""

Et l’argument des ressources pétrolières à conquérir?
"C’est la même chose, c’est une question de sécurité. Étant donné la gloutonnerie incroyable des Américains en matière d’énergie, le maintien de sources d’énergie sûres à long terme et à bon marché est un élément de sécurité nationale. Mais je ne crois pas que le peuple américain désire que les États-Unis prennent en charge, comme à l’époque des empires coloniaux de la France et de la Grande-Bretagne, une grande partie du monde."

Alors les Américains devraient-ils se retirer? Plus personne en Irak ne les voit aujourd’hui comme des libérateurs…
"C’est impossible pour eux de se retirer à court terme, ce serait un désastre. Et je ne pense pas qu’ils veuillent se retirer complètement. Leur idéal à long terme serait d’avoir un régime irakien ami, de garder des bases et d’avoir des contrats pétroliers avantageux. Mais s’ils étaient moins maladroits politiquement qu’ils ne l’ont été, ils pourraient faire deux choses: premièrement, tirer profit du fait que dans chaque communauté irakienne, des gens craignent l’engrenage de la guerre civile et ont intérêt à ce que les États-Unis restent en place un certain temps. Deuxièmement, prendre conscience que l’Iran a intérêt, pour réintégrer la communauté internationale, à jouer un rôle pacificateur."

La France et l’Europe ont-elles bien agi dans le dossier irakien? Auraient-elles pu agir autrement?
"J’estime que c’était impossible de soutenir le projet de Bush. Il n’aurait pas dû faire la guerre à l’Irak, mais imposer un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens. Alors je ne vois pas comment la France et l’Allemagne auraient pu approuver ça. Je regrette que les Européens n’aient pas eu la capacité d’agir ensemble. Mais l’Europe ne s’est pas désunie à cette occasion, elle n’a jamais été unie. Les pays européens ont des histoires trop différentes. La brutalité de la politique de Bush a fait apparaître des divisions qui, d’habitude, sont noyées sous les bonnes paroles. On parle des droits de l’Homme, mais ce n’est pas une politique, ça…"

N’est-ce pas un sérieux problème que l’Europe n’ait pas de politique étrangère commune?
"C’est un vrai problème. Il y a un vrai désaccord entre Européens sur l’idée d’Europe- puissance. Tant qu’il y aura ce désaccord de fond, on pourra faire tous les traités qu’on voudra, cela ne changera rien au fait que l’Europe n’assume pas le fait qu’elle est une puissance. C’est notre problème numéro un et, malheureusement, les dirigeants européens noient ce problème et font la politique de l’autruche. La grande question des années qui viennent sera de savoir si les Américains réussiront à maîtriser leur puissance et si les Européens réussiront à assumer la leur."

Comme autre piste de solution, vous parlez d’une ONU réformée qui inclurait six nouveaux membres au Conseil de sécurité…
"On ne peut pas se contenter d’être indigné face à Bush ou espérer qu’il soit remplacé par quelqu’un d’autre; il faut réfléchir et faire des propositions. Tous les pays qui invoquent le multilatéralisme devraient faire un effort pour proposer une ONU vraiment réformée. Il faudrait élargir le Conseil de sécurité pour y inclure le Japon, l’Allemagne, l’Inde, un pays arabe, un pays latino-américain et un pays africain. Ce faisant, le Conseil de sécurité serait plus légitime et plus difficile à contourner pour Bush et ses imitateurs à venir.

Ensuite, il faudrait introduire le droit d’ingérence dans la charte de l’ONU, mais dans des conditions très précises, sinon c’est un principe très dangereux. Il faudrait amener l’idée que quand un peuple est en danger d’être massacré, la souveraineté nationale est suspendue et le Conseil de sécurité a le droit de prendre toute mesure immédiate pour le protéger. Une sorte de plan mondial soutenu par 20 ou 30 pays au fil des ans acquerrait une force incroyable et finirait par s’imposer."

À court terme, est-ce qu’on peut espérer un changement si John Kerry est élu?
"Je pense qu’il y aurait un changement de climat spectaculaire. Il y aurait une grande différence car il utiliserait beaucoup plus les institutions multilatérales. Il reviendrait à la politique américaine classique qui est d’instrumentaliser le multilatéralisme, plutôt que de l’insulter frontalement. Une grande partie du monde serait soulagée et ferait la fête mais on s’apercevrait au bout de quelques mois que l’Amérique est toujours la puissance dominante."

Face à l’hyper-puissance
D’Hubert Védrine
Éd. Fayard, 2003, 380 p.