Daniel Pinard : En lutte
Profitant d’une tribune que lui a conférée son talent d’habile communicateur, de vulgarisateur, mais surtout de cuisinier, DANIEL PINARD ne s’est que rarement gêné pour exprimer des opinions qui se détachent avec fracas du bruit de fond de la rectitude politique ambiante. Le prétexte de la parution d’une série de DVD extraits de son excellente émission de bouffe était trop beau pour ne pas lui prêter le crachoir à nouveau. Attention, polémiques.
Pinard. Le patronyme est désormais indissociable du paysage culturel québécois. Célèbre au point de l’exempter de la mention d’un prénom pour comprendre que c’est bien de Daniel qu’on parle. De celui qui, le temps de produire deux bouquins et une série d’émissions de télé dont il tire aujourd’hui quelques DVD, a chamboulé les habitudes culinaires et alimentaires du Québec.
Nous ramenant à la dimension humaine de la cuisine – ce qui implique qu’on puisse se tromper, être brouillon, se fier à son instinct – et nous rappelant enfin que l’agriculture n’est pas qu’industrielle, que notre terroir fourmille toujours d’artisans aux talents insoupçonnés, il a su marier culture, bouffe et politique. Sans cloison.
Embrigadement, posture paternaliste et infantilisante des émissions ou des livres de cuisine traditionnels, hérésies bureaucratiques, programmation de masse dictée par la publicité des grands de l’alimentation à fort débit: Pinard mène une lutte à finir contre ce qu’il appelle "le mur de l’unanimité québécoise".
Penseur à l’intimidante érudition, conteur né, polémiste frondeur qui avoue cependant entreprendre chaque combat par dépit – souhaitant que d’autres le fassent à sa place -, véritable banque d’anecdotes désopilantes, on lui suggérera même qu’il incarnerait à la perfection ce Thierry Ardisson québécois que chercherait Radio-Canada.
Ce à quoi, vous le verrez, il répond avec l’aplomb et l’humour truculent qu’on lui connaît. D’ailleurs, on a tout de suite envie de s’effacer et de lui faire place, rappelant auparavant qu’il sera aussi sur les ondes de la Première Chaîne de la radio de la SRC, en remplacement de Joël LeBigot, tous les dimanches matin cet été.
Voici donc Pinard, à propos…
…des origines de son engagement "alimentaire":
"Je m’intéresse aux questions de santé depuis nombre d’années et tout cela a commencé de façon un peu étrange. Quand j’étais au Brésil, où j’ai commencé à m’intéresser à la sociologie, j’ai lu le bouquin d’un médecin qui avait été ministre de la Santé là-bas, et il écrivait comment des pénuries alimentaires peuvent rendre folles des populations. (…) Revenu ici, j’ai continué à m’intéresser à ces questions-là et quand je me suis retrouvé à la télévision, à faire Consommaction, j’ai dit à un moment donné que la question du cholestérol était infiniment mal posée, qu’elle ne servait que les intérêts de marchands de pilules et qu’il était ridicule de prétendre qu’on absorbe le cholestérol qu’on a dans le sang en mangeant, puisqu’il est plutôt sécrété par notre propre corps et qu’il est très peu modifiable par l’ingestion de cholestérol de source externe… Maintenant, c’est reconnu comme étant vrai, mais ça, c’était il y a 12 ou 15 ans, et je passais pour un véritable brasseur de merde et un empêcheur de tourner en rond."
…de la disparition des penseurs dans le paysage médiatique québécois:
"Comment voulez-vous qu’il y ait de la liberté idéologique dans un pays qui est en train de saccager de façon systématique, aussi bien au fédéral qu’au provincial, les institutions de liberté qu’il s’était données? Par exemple, à mesure qu’on coupe le financement des universités comme on le fait au Québec, on les oblige à s’associer avec le privé. Ce qui fait qu’on se retrouve avec des départements de nutrition où les sources de fonds, c’est entre autres McDonald’s. Et j’invente pas ça, c’est vrai, pas plus loin qu’à Laval d’ailleurs. Là, tu te dis "Est-ce qu’il y a quelqu’un qui peut, de façon neutre, se poser des questions?" (…) Pour qu’il y ait un débat d’idées, pour débattre d’une question, il faut que cette question soit d’abord produite. Or, elle ne l’est pas. Il n’y a pas de débats d’idées parce que les idées mêmes sont censurées avant qu’elles n’arrivent.
Y a-t-il moyen qu’on fasse autrement que de présenter trois minutes d’entrevue par-ci et trois minutes d’entrevue par-là, pour enfin passer plus de temps avec des auteurs comme ceux que nous avons dans nos universités ici et qui publient des bouquins phénoménaux sur des questions comme la mondialisation? On ne les voit jamais nulle part, on ne leur donne jamais la chance de parler. Alors, quand on vient dire que les intellectuels se taisent, il faudrait peut-être qu’on dise qu’on les fait taire, qu’on les empêche de parler. Regardons dans la bonne direction: ce sont les directeurs de médias, dont ceux des télés publiques, qui font ça. Et le prétexte est toujours le même: le public trouve ça trop compliqué. Pfff! Aussi, le gouvernement, pour empêcher les idées de sortir, coupe les fonds dans les universités. (…) Ce n’est pas une conspiration, c’est un état de fait. Si on coupe les fonds dans les universités, ils n’ont pas le choix de s’associer au privé. Et d’où viennent ces fonds? Ben, dans le domaine médical, ça vient des compagnies pharmaceutiques. Dans ce contexte, tu ne risques pas de produire des intellos dont la charge serait, par exemple, de montrer que pour expliquer la hausse des prix des médicaments, il y aurait peut-être une autre façon de procéder que de dire que la recherche coûte cher.
Les dirigeants des médias ne censurent pas les idées des autres, ils ne les connaissent même pas. C’est basé sur une sorte d’ignorance bienveillante qui fait qu’on a une liste très courte d’invités qui sont prêts à venir se prononcer sur tout et sur rien, et qu’on invite parce qu’ils ne brasseront pas trop la cage. Et puis pour montrer qu’on est libre, on sort un Falardeau de temps en temps. Cependant, on ne fera pas venir des gens qui exigent, à cause de la complexité des questions qu’ils soulèvent, du temps. Je ne cesse de dire que c’est une question de temps."
…de ce qui peut expliquer la popularité de son émission:
"Je me suis dit que j’allais traiter les gens comme ce qu’ils sont, c’est-à-dire intelligents, par définition. Je ne leur ai jamais parlé pour les humilier d’aucune manière. (…) Les gens m’arrêtaient dans la rue pour me dire: "Monsieur Pinard, depuis que je vous écoute, je n’ai plus peur de faire la cuisine, j’arrête de freaker avec les mesures." (…) Sous l’apparente liberté d’informer, il y a l’effet contraire: ce n’est pas pour rien que ce sont les Américains qui ont inventé les livres de recettes tels qu’on les connaît maintenant, qui sont précédés d’une série de recommandations et de précisions apparemment complètes alors que c’est au contraire le sommet de l’imprécision et du contrôle idéologique. Tu les empêches de réfléchir parce que tu te dis au départ qu’ils en sont incapables. Moi, je ne voulais pas de ça."
…de la sortie de ses DVD:
"Je prends plaisir à regarder ça. (Lors de la diffusion,) je n’aimais pas me voir, constater mes tics et tout, j’avais l’impression que ça m’empêchait de travailler. Comme Josée (DiStasio), qui n’aime pas trop se voir, elle non plus. Mais avec le temps, maintenant, j’ai l’impression de regarder quelqu’un d’autre. (…) En travaillant sur le contenu de ces DVD, je me suis aussi rendu compte que je parlais beaucoup de culture dans cette émission, qu’il m’arrivait de citer Hegel ou de parler de peinture, ou encore de prendre Denise Bombardier comme tête de Turc (rires), et étrangement, je suis bien content d’être parvenu à faire tout ça."
…de son intérêt à devenir le Thierry Ardisson du Québec:
"Je trouve que le clonage, ça commence à faire. On a l’air d’une population de "lip syncheux". D’ailleurs, pour comprendre un peuple, il faut regarder ses travestis, et le fait qu’ils aspirent tous ici à devenir "Céline Dion dit tout" (rires). Cela étant dit, je n’aspire pas à être le Thierry Ardisson québécois, d’autant plus qu’il me tape royalement sur les nerfs. Par ailleurs, je suis assez inquiet d’une société qui, au moment d’annoncer qu’elle va faire une émission du genre, s’empresse de dire que nous sommes un petit pays et qu’il ne s’agit surtout pas d’ameuter la population et de provoquer des débats ou des querelles… C’est une brique de plus qui est posée sur le mur de l’unanimité québécoise (…). Ici, la vision du monde est uniformément la même. On a un seul syndicat agricole, ce qui est une aberration, et ce qui fait qu’on demande à l’UPA de défendre les intérêts des petits producteurs d’aliments bio en même temps qu’on transforme ce pays en un vaste territoire d’épandage de lisier. (…) Et puis de toutes manières, pour en revenir à ta question, la seule chose que j’ai en commun avec Ardisson, c’est que je ne porte pas non plus de caleçon (rires)."