Une élection référendaire sur les paradis fiscaux : Martin-Pêcheur
Un homme politique qui contourne les lois de son propre pays mérite-t-il d’en devenir premier ministre? ALAIN DENAULT, auteur de Paul Martin et compagnies, Soixante thèses sur l’alégalité des paradis fiscaux, croit que non. Il s’en explique ici.
Les élections générales aujourd’hui déclenchées porteront sur les paradis fiscaux et judiciaires.
Elles sont l’occasion, pour une majorité éclairée, de désavouer les modalités d’ascension de ceux qui, tout en se présentant comme garants des règles et contraintes démocratiques, font fructifier toutes leurs affaires dans les repaires mafieux, criminels et corrompus que sont les paradis fiscaux.
Une évidence: l’actionnaire unique d’un empire maritime avide de paradis alégaux est un adversaire du bien public. Ses prétentions démocratiques en ressortent comiques. L’heure sonne de faire reconnaître politiquement et publiquement ce truisme.
Le triangle des Bermudes de la Finance mondiale blanchit chaque année 1 000 milliards de dollars US, la rétention dont il fait preuve se chiffre à 6 000 milliards de dollars US. Il soutire annuellement 50 milliards de dollars US au fisc des pays normalement structurési. La moitié du stock mondial d’argent s’en trouve anémiée. Ces statistiques ne signifient qu’une chose: c’est grave.
La criminalité et la triche financières ne sont plus seulement "parallèles" ou "occultes" – elles investissent l’économie classique, intègrent l’État de droit à leur stratégie, compromettent la fiabilité de toutes les données, nuisent durablement à la pensée de l’économie, corrompent les instances politiques et trouent les systèmes juridiques.
On ne se "réfugie" pas dans un havre fiscal dans le seul espoir d’échapper au fisc, mais pour errer librement sous les cieux de l’action criminelle pénalement protégée. Là, une utopie hier chantée par l’extrême gauche se trouve réalisée sous un jour macabre: il y est littéralement interdit d’interdire. Sous les pavés des parvis de manoir: les plages idylliques de mondes sans loi. Polluer, œuvrer à la traite des esclaves sexuels, armer, trafiquer, corrompre, faire ses choux gras du terrorisme, négliger l’entretien des biens industriels au risque des pires conséquences écologiques, de même qu’annihiler les syndicats et l’éthique professionnelle y sont des jeux d’enfant. On y monte et démonte les sociétés-écrans comme des châteaux de sable, de façon à ne responsabiliser personne. La loi s’y verrouille elle-même et proclame là-bas son impuissance à concerner les puissants, ceux-là mêmes qui retrouvent chez eux leur aura de démocrates pour mettre ces lois en vigueur envers nous.
La stratégie d’un chef d’État intéressé consiste à consolider l’État de droit pour maintenir en respect la majorité soumise à une foule de lois, de contraintes et de réglementations, de sorte que les zones de non-droit qu’il crée et entretient en leurs marges – paradis fiscaux, bancaires et judiciaires, ports francs et zones franches – concourent, par leur exclusivité, à la croissance des actifs des privilégiés qui y sévissent. "La loi crée la valeur que le crime empoche", selon la formule du juriste français Jean de Maillard. C’est-à-dire que nos lois bordent ces zones exclusives de non-droit où le crime, la corruption politique et la négation judiciaire vainquent. Lois et règlements qui contraignent les sujets de l’État deviennent fantoches pour ceux qui les votent hors la loi.
À ainsi cours un dumping de quatre ordres: fiscal, juridique, social et écologique. Une course vers le bas tire tous les acteurs du monde en matière de taxation de façon à compromettre partout les acquis sociaux issus de décennies de luttes politiques et à corroder sérieusement la notion même de bien public; aussi, un vacuum juridique tend-il à s’élargir partout où retentit tel un sésame les revendications chiffrées des grands et moins grands détenteurs de capitaux; les lois du travail se trouvent donc à nuire aux travailleurs qui voient leurs postes transférés dans les régions où on exploite la main-d’œuvre par coercition; par conséquent, les normes en vue de la protection de l’environnement s’en trouvent risibles.
Que n’a-t-on pas lu, sous la signature de plumes reconnues, autour de l’implacable "concurrence", pour justifier tout cela? Le premier ministre lui-même baisse les bras, victime milliardaire et fatale de règles néo-libérales qui l’empêchent, snif, de faire fructifier son capital autre part qu’à l’abri des prohibitions nationales dont il doit par ailleurs garantir le sérieux. Le régime de la concurrence aveugle est précisément celui que nos droites dures se concoctent depuis plus de vingt ans, les actionnaires s’enrichissant un jour pour le lendemain pleurer leurs faibles recours juridiques quand ils se prononcent cette fois à leur tribune parlementaire.
Le tableau qui s’en dégage se fait donc aussi net qu’immonde: les paradis fiscaux sont la pornographie de la finance mondiale et qui s’y vautre s’y discrédite à jamais. Rien ne saurait excuser l’obscénité qui s’y observe, contraire aux civilités et à la modération élémentaires. La perversion qui se dénonce d’elle-même dans les activités de ce type ne concerne plus la morale mais l’intelligence.
Quelques médias d’envergure ont entrepris d’aborder cette question sensible depuis la nomination du nouveau premier ministre canadien, au tournant de la dernière année, en ne rendant pas mois persistante, cependant, l’interrogation à savoir pourquoi quelques coupures de presse seulement, et un ou deux reportages à heure de faible écoute, ont traité ce problème pendant les dix années de fonction d’un ministre des Finances aujourd’hui promu. Le rattrapage en la matière – qu’un mieux vaut tard que jamais ne justifiera jamais dans un contexte où la valeur se compte précisément en milliards de dollars US que l’activité criminelle détourne quotidiennement via les paradis fiscaux – n’est pas même tout à fait consolidé. Les médias continuent de noyer la question des paradis fiscaux, et celui des rapports qu’y entretient le premier ministre, parmi une foule d’autres affaires parfois mises en lumière avec plus d’insistance, bien qu’en ce contexte les paradis fiscaux constituent l’étalon du scandale. Ce qui explique aussi – nous en convenons sans ironie – qu’il soit vraiment difficile d’en faire cas. Le faire, c’est questionner les vices fondamentaux de notre régime ainsi que les enjeux historiques qui nous incombent. Loin d’être descriptibles à la manière d’un accident de parcours qu’il s’agirait de relever sur fond d’un monde qui tournerait par ailleurs, lui, plus ou moins rondement, les paradis fiscaux se présentent plutôt comme le fait d’un parcours historique accidenté en tant que tel.
Les paradis fiscaux ne font pas exception mais relèvent d’un état d’exception dont il importe que se saisissent les consciences critiques. Car là point l’explication sans appel de la déroute, de la défaillance et du dysfonctionnement même de l’économie mondialisée.
Identifions là l’enjeu de principe du scrutin fédéral de 2004. Il sera celui d’une élection référendaire sur les paradis fiscaux.
Paul Martin et compagnies, Soixante thèses sur l’alégalité des paradis fiscaux
Par Alain Deneault
VLB éditeur, 2004.