Les immigrantes de la guerre : L'amour à la guerre
Société

Les immigrantes de la guerre : L’amour à la guerre

Pendant que des centaines de messieurs d’un certain âge astiquent leurs médailles en souvenir de temps héroïques où la peur se disputait à la testostérone et que l’oncle Bush, en Normandie, ébauche de nouveaux parallèles vaseux entre Reagan, Saddam et Ben Laden, deux petites Anglaises d’un certain âge se souviennent plus discrètement de ce que l’amour, en temps de guerre, a pu bouleverser dans leurs vies.  Charming!

Jamais elle n’aurait imaginé cette vie. Soixante ans plus tard, son audace la surprend encore. Où a-t-elle trouvé le courage de quitter sa famille, ses amis, son île? Dans l’amour, répond-elle à demi-mot. Croisé au hasard d’une promenade sur une petite route du Kent (extrême sud-est de l’Angleterre), il a pour nom John Hogben, il est canadien et a 21 ans.

Nous sommes en 1940. Doris Gray possède la beauté de ses 18 ans. Deux lagons bleus illuminent son visage et il n’est pas difficile d’imaginer le coup de cœur ressenti par le jeune "Canuck" lorsqu’il lui adresse la parole pour la première fois. "Il m’a demandé de descendre de bicyclette et de me ranger sur le bas-côté pour éviter de me faire renverser par le long convoi de camions militaires qu’il précédait", se souvient, émue, Doris.

À l’évocation de cet épisode, les joues de la vieille dame s’empourprent. Cette gêne soudaine cache une histoire digne des meilleurs vaudevilles. Lorsque le regard de la belle croise celui de John, l’estafette canadienne, elle est déjà fiancée à un gars de la Royal Air Force originaire, comme elle, de Chestfield. Une situation dont elle se serait bien passée.

Pendant plusieurs semaines, la jeune Anglaise et le soldat canadien se tournent autour et se lancent coups d’œil et sourires timides. Aucun des deux n’ose faire le premier pas. Il faudra toute la complicité et la ruse du jeune frère de Doris, lequel fait entrer en cachette des messages en forme de déclarations d’amour dans la maison familiale des Gray, pour que les tourtereaux finissent par se donner un "rendez-vous".

"Les premières fois où nous nous sommes retrouvés, mon père m’a obligée à emmener le chien, dévoile Doris dans un grand sourire espiègle. Les soldats canadiens qui étaient stationnés dans notre village pendant la Première Guerre mondiale avaient laissé un trop mauvais souvenir…" Et s’il avait été américain? "Je ne l’aurais même pas regardé!" assure-t-elle.

Très vite pourtant, la confiance s’installe et Doris se félicite aujourd’hui de ne pas avoir été chez elle lorsque son fiancé officiel est venu frapper à sa porte pour célébrer sa première permission. Elle n’aurait pas su quoi lui dire. "J’étais avec John et c’est une de mes amies qui lui a appris que j’avais rencontré quelqu’un d’autre", avoue-t-elle. Amie qui a profité de l’occasion pour fricoter avec l’amoureux esseulé…

Le mariage, c’est John qui en parle le premier. À la différence des Canadiennes, les petites Anglaises devaient s’enrôler dans l’armée pour défendre leur pays. Il espérait donc éviter la guerre à sa bien-aimée en la convertissant au "canadianisme". C’était bien mal connaître Doris. Au grand désespoir de l’estafette, elle le fait languir plusieurs années. "C’est seulement quand j’ai reçu mes papiers militaires et que j’ai réalisé que je ne le verrais plus aussi souvent que j’ai compris que je l’aimais", confesse-t-elle aujourd’hui.

En janvier 1944, Doris prononce, contre l’avis de ses parents, le fameux "oui" dans la petite église du village. "Nous ne voulions pas penser aux conséquences de cette union, confie la vieille dame de 82 ans. Nous ne savions même pas si nous serions encore vivants trois mois plus tard. La mort était omniprésente et nous savions que la vie ne tenait qu’à un fil." Pas un instant, donc, elle n’a imaginé que cet engagement l’emmènerait 5000 km à l’ouest. Loin de ses origines britanniques.

Démobilisée à l’été 1944, elle rentre à Chestfield. John a déjà rejoint Halifax, son port d’attache. "J’ai pris le bateau pour le retrouver à la fin du mois de décembre. C’était ma dernière chance de partir avant la fin de la guerre car les sous-marins allemands se faisaient plus menaçants que jamais."

Doris se souvient avec émotion de la douleur qu’elle a endurée dans les jours précédant son départ. "Je ne pouvais pas dire où je partais car il y a une expression qui dit "Les lèvres entrouvertes font couler les navires" (Loose lips sink ships)." Pendant cinq jours, sur fond d’océan, Doris a fait le deuil de son ancienne patrie et s’est préparée à sa vie dans son nouveau pays: le Canada. Pourtant, elle n’a jamais adopté toutes les règles nord-américaines et elle a jalousement conservé ce flegme si britannique qui caractérise les insulaires. C’est grâce à cette impassibilité, dit-elle, qu’elle a su si bien s’adapter à un pays qu’elle ne trouvait pas aussi développé que celui de Sa Majesté. Souvent elle a eu envie de repartir. Jamais elle ne l’a fait, trop attachée à sa nouvelle vie. Trop orgueilleuse aussi.

Le mal du pays
Au Canada, elle a retrouvé des milliers de Britanniques qui, comme elle, avaient suivi leurs maris nord-américains. Près de 48 000 épouses de guerre ont débarqué à Halifax entre 1944 et 1946. Certaines n’ont pas tenu le coup mais la grande majorité sont restées. Parmi celles-ci se trouvait la pétillante Joan Schnare.

Doris l’a rencontrée bien des années plus tard et, depuis 10 ans, elles ont pris l’habitude de déguster ensemble l’inévitable five o’clock tea. "Nous ne prenons pas toujours de petits biscuits mais nous ne nous passons pas du nuage de lait", confesse Joan avec un fort accent anglais. La super mamie de 80 ans n’hésite pas à raconter son arrivée catastrophique dans sa belle-famille alors que son mari était encore posté en Angleterre.

"Dès que je suis descendue du bateau, j’ai senti que je n’étais pas la bienvenue, raconte cette Londonienne pur jus. Ma belle-mère se demandait qui pouvait bien être cette jeune femme un peu effrontée. Plus tard, lorsque j’ai découvert la maison, j’ai eu un choc terrible: il n’y avait ni salle d’eau ni eau courante." Les choses se sont cependant vite améliorées, rassure-t-elle.

Si c’était à refaire, oseraient-elles affronter l’inconnu? "Absolument", répondent-elles d’une seule voix. Plus tout à fait anglaises, pas encore (!) canadiennes, elles naviguent entre les deux cultures. Capables de critiquer les agissements de Paul Martin – le scandale des commandites les choque – autant que l’engagement de la Grande-Bretagne dans la guerre en Irak aux côtés des États-Unis. Elles portent d’ailleurs un regard très critique sur la politique britannique et détestent Tony Blair.

Elles semblent cependant plus indulgentes envers leur terre natale. Malgré les années et leur profond attachement au Canada, Joan et Doris regardent toujours le royaume avec des yeux de jeunes amantes. "Nous ne nous sentons plus totalement anglaises mais nous ne sommes pas non plus canadiennes", explique Joan, cintrée dans son tailleur prune tout droit sorti de la garde-robe d’Élisabeth II.

D’ailleurs, son dada, c’est la famille royale. Elle n’hésite jamais à apprendre aux novices comment effectuer un salut royal digne de celui de Sa Majesté la reine. Joignant le geste à la parole, elle exécute un parfait mouvement rotatif du poignet droit. Visiblement, elle a continué à le travailler pendant son exil canadien. "Je m’exerce dès que je le peux, s’amuse-t-elle. Je ne compte d’ailleurs plus le nombre de fois où je me suis déguisée en reine."

Face à elle, le railleur doit prendre garde. "Sa" famille royale, Joan l’adore et la défend bec et ongles. Il suffit de la lancer sur le sujet pour qu’elle s’emballe. Ainsi, si elle porte le prince Charles dans son cœur, Camilla (NDLR: Parker-Bowles) n’a pas droit de cité à table. Quant à la défunte Lady Diana, aucune future altesse royale ne lui arrivera jamais à la cheville, à écouter la docteure ès royauté. "Elle était parfaite et Sophie (NDLR: Rhys-Jones, comtesse de Wessex et épouse du benjamin de la famille, Edward), même si elle adopte sa coiffure, ne sera jamais aussi bien que la princesse de Galles", conclut-elle. Bien entendu, Doris et Joan ont suivi avec attention chacun des séjours de la reine au Canada. Elles aimeraient d’ailleurs beaucoup accueillir leur reine à Halifax lors d’une prochaine visite et croisent surtout les doigts pour qu’il y en ait encore…