Société

Fahrenheit 9/11, par Richard Martineau : Push, push in the Bush

Je l’avoue: lorsque j’ai appris que Fahrenheit 9/11, le pamphlet anti-Bush de Michael Moore, avait remporté la Palme d’or au Festival de Cannes, je suis tombé en bas de ma chaise…

Lorsque Quentin Tarantino, le président du jury, a affirmé que la décision de remettre la Palme au réalisateur de Roger & Me et de Bowling for Columbine était un choix esthétique, et non politique, je suis parti à rire. "Come on, me suis-je dit. Au moins, soyez courageux. Avouez que vous utilisez la prestigieuse plate-forme du Festival de Cannes pour faire un pied de nez à Bush! Ne venez pas nous dire que le film de Moore est cinématographiquement plus intéressant que le dernier opus de Wong Kar-Wai! Ne nous prenez pas pour des imbéciles! Faites comme l’homme que vous récompensez: mettez vos culottes et ayez le courage de vos opinions, bordel!"

Or, mardi matin, j’ai finalement vu le long métrage de Moore. Et j’ai ravalé ma gomme. N’ayant pas vu le film de Wong Kar-Wai, je ne peux donc faire de comparaison et dire si la Palme de Moore était méritée ou non. Mais je peux affirmer que Fahrenheit 9/11 est effectivement une œuvre cinématographique à part entière. Et son réalisateur, un véritable artiste en pleine possession de ses moyens.

Un artiste avec un programme politique, bien sûr. Un artiste avec un os à gruger. Mais un artiste quand même.

Rarement depuis Leni Riefenstahl un réalisateur de documentaires a-t-il utilisé le montage avec autant de force, de puissance et d’inventivité. Certaines séquences sont de véritables tours de force qui feraient baver Eisenstein, et je pèse mes mots. "Le montage est l’art de faire naître une signification du choc des images", disait le réalisateur du Cuirassé Potemkine. Hé bien, dans le film de Moore, les images ne font pas que s’entrechoquer: elles explosent littéralement. On a l’impression d’assister à une partie de billard. Les images (tirées pour la plupart des bulletins d’infos et des archives des différents réseaux de télé) partent dans tous les sens, se percutent, se répondent, se répètent, se commentent l’une l’autre… Et le plus extraordinaire, c’est que Moore réussit à tirer un sens de tout ce chaos audiovisuel.

C’est Dziga Vertov à l’ère de CNN.

Et de MTV, aussi. Car Moore utilise également la musique. Dans une scène particulièrement savoureuse, le réalisateur nous montre un document top secret prouvant que George W. Bush a refusé de passer un test médical lorsqu’il était dans l’armée. On entend alors trois mesures de Cocaine, la célèbre chanson d’Eric Clapton. Du coup, tous les morceaux du casse-tête s’emboîtent, et l’image apparaît, claire et nette.

C’est ce qu’on appelle a job well done.

Moore, comme nous tous, est un enfant de la télécommande. Son film souffre donc d’une bougeotte aiguë. On saute sans cesse d’un sujet à l’autre, d’un dossier à l’autre. Tantôt, c’est l’élection en Floride qui était (of course) truquée; quelques minutes après, ce sont les liens entre la famille Bush et la famille Ben Laden. Il y a aussi les mensonges de la CIA, l’ignorance crasse du président, la guerre contre les droits et libertés, la cupidité des hommes d’affaires qui profitent de la guerre en Irak pour s’emplir les poches, les ramifications ténébreuses du Groupe Carlyle, le cynisme des politiciens qui ne lisent pas les projets de loi qu’ils appuient, l’hypocrisie du régime saoudien, etc. Le tout se déroule à un rythme d’enfer, comme si une victime du syndrome de Tourette zappait à travers les bulletins d’infos des cinq dernières années. La somme de l’information contenue dans ce documentaire de deux heures donne le tournis. Une question hyper-importante vient-elle d’être abordée que l’on saute tout de suite à la question suivante. Michael Moore a beaucoup à dire, et ne perd pas de temps avec les détails. Trois images d’archives, une entrevue, un document, hop! on passe à autre chose.

Ce qui nous amène à LA question à 100 000 $: Michael Moore est-il crédible? Respecte-t-il les faits ou dit-il n’importe quoi?

Ma réponse va vous laisser sur votre faim, mais franchement, je ne le sais pas. Comment pourrais-je le savoir? Je ne peux vérifier chaque détail, chaque chiffre… Et même si je voulais les vérifier, comment m’y prendrais-je? En surfant sur Internet? C’est le problème principal avec les films de Moore: ils sont diablement convaincants. Mais disent-ils la vérité?

À l’heure où même le vénérable New York Times doit s’excuser pour avoir publié des mensonges, la vérité est une notion de plus en plus relative, de plus en plus fuyante, de plus en plus difficile à cerner. En 2004, le monde des médias ressemble (pardonnez le jeu de mots) à un téléphone arabe. Discerner le vrai du faux est un exercice périlleux. Ce qui semble vrai aujourd’hui peut être démenti demain. Et vice-versa.

Une chose est sûre, cependant: Michael Moore pose d’excellentes questions. Et il le fait de façon formidable. Ne serait-ce que pour ça, la sortie de son film est un événement.

Un événement politique. Et artistique.