Michael Moore : Mercure à la hausse
Rencontré à Cannes au lendemain de la première de son dernier brûlot, Fahrenheit 9/11, lequel a reçu une ovation de plus d’un quart d’heure lors de sa présentation officielle, Michael Moore a d’abord avoué aux journalistes canadiens qui participaient à la table ronde qu’il savait que le film n’étonnerait pas le public de ce côté-ci de la frontière à cause de la qualité de nos bulletins d’information. Celui qui rêve de tourner un documentaire sur la situation en Israël explique: "Lorsque j’ai présenté mon film à un public du Michigan, les gens étaient abasourdis. Ils secouaient la tête, non pas parce qu’ils étaient en désaccord avec moi, mais parce qu’ils découvraient enfin ce qu’on leur cachait. Aux États-Unis, les gens sont tenus dans l’ignorance. J’espère que le public canadien sera content de constater que les Américains vont enfin connaître la vérité; qui plus est, que c’est un Américain qui la leur révélera et qu’ils seront alors plus enclins à l’écouter."
À quelques jours de gagner la Palme d’or, pour des raisons artistiques comme se sont plu à le marteler les membres du jury présidé par Quentin Tarantino, le documentariste chéri des Français avouait: "Au-delà de la politique et de tout ce que vous savez déjà, je souhaite avoir réalisé un film divertissant qui vous fera rire. Par exemple, vous riez lorsque vous voyez Bush frapper sa balle après avoir mis en garde les gens contre le terrorisme. Et j’espère aussi que certains d’entre vous auront été émus à la lecture par sa mère de la lettre du fils mort à la guerre. Vous savez, j’ignorais ce qu’il y avait dans cette lettre, elle l’a lue comme ça devant moi. D’outre-tombe, il demandait de ne pas réélire Bush et moi j’étais assis là, me disant: "Fuck! je n’arrive plus à me concentrer, je suis trop bouleversé!""
Moore ne s’en cache pas, il a tourné Fahrenheit 9/11 dans le but avoué de ne pas faire réélire George W. Bush à la Maison-Blanche. Ou plutôt, comme il l’explique, d’empêcher son élection puisqu’on ne peut pas reporter au pouvoir quelqu’un qui a fraudé le système électoral. Noble, mais utopique comme entreprise: "Mon souhait, c’est que les gens, tout comme la mère de ce soldat, changeront leur façon de penser. Prenez ce soldat, aujourd’hui sur la morphine et souffrant de troubles nerveux: "J’ai été un républicain toute ma vie, mais c’est fini." L’automne dernier, j’ai fait une tournée dans 43 villes américaines pour mon livre Dude, Where’s My Country?, et j’ai vu monter la colère chez les gens qui sentaient qu’on leur mentait. Ils commençaient à se douter qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak, qu’il n’y avait pas de lien entre Saddam et Al-Qaida. Les gens, surtout les classes ouvrières, ne veulent pas envoyer leurs enfants au front mourir pour rien. Je crois que Bush est condamné à perdre à cause de tout ce qu’il a fait; il perd de plus en plus de supporters."
Même si le vent tourne aux États-Unis, Moore, qui traîne sa Bible pour jurer qu’il dit toute la vérité, y est toujours perçu comme un traître à la nation parce qu’il ose dénoncer la politique extérieure de Bush. Le prix à payer est élevé: "J’ai moins de vie privée qu’avant et je porte comme un fardeau le fait de devoir dénoncer la situation qui ne cesse de s’aggraver aux États-Unis. En deux ans, il y a eu Bowling for Columbine, Dude, Where’s My Country?, Stupid White Men, Fahrenheit 9/11… je n’ai plus de temps pour prendre soin de moi; je me consacre entièrement à mon travail. Aussi, je reçois des lettres haineuses. Après la cérémonie des Oscars, il ne s’est pas passé une journée sans que l’on me menace. Durant trois mois, je ne pouvais même plus sortir. L’année dernière, j’ai commencé à perdre du poids parce que je marchais deux milles par jour, mais j’ai dû arrêter parce qu’il y avait toujours au moins une personne qui voulait m’attaquer ou qui crachait dans ma direction. La plupart du temps, on se contentait de me crier: "Fuck you! Fuck off! Fucker! Déménage en France ou au Canada! On devrait t’exiler!"" Le débonnaire documentariste craindrait-il pour sa vie? "Non, répond-il gravement, devrais-je?" De toute façon, comme il se plaît à le dire à la blague, si la situation s’aggravait chez lui, Moore, coiffé de sa désormais célèbre casquette portant l’inscription "Made in Canada", pourra toujours venir se réfugier à Toronto ou à Montréal.