Musique traditionnelle en 2004 : La tradition continue
Jouissant d’un certain renouveau depuis le tournant des années 80, mais toujours victime de préjugés, la musique traditionnelle n’occupe le devant de la scène que lors du 24 juin et du 1er janvier. Entre deux fêtes nationales, Voir a réuni autour de la table de cuisine une belle gang de grandes gueules qui parlent de cette situation et de l’avenir de la tradition. Réflexion passionnante!
Cette journée-là, il y avait du monde à la messe dans les bureaux du journal. Ça jasait, ça riait. Ça chialait un peu aussi… Il y avait d’abord trois membres du groupe phare La Bottine Souriante: Régent Archambault, Éric Beaudry et Pierre-Luc Dupuis. Martin Roussel et Steeve St-Pierre, qui fusionnent le jazz, le classique et le traditionnel au sein du duo St-Pierre/Roussel, étaient fraîchement débarqués de Rimouski. Stéphane Poirier et David Boulanger de La Part du Quêteux étaient aussi présents. Ce quatuor, qui a récemment lancé son premier album (Ça l’air d’aller), s’engage à transmettre aux générations actuelles des chansons qui ont égayé, jadis, les maisonnées québécoises. Mathieu Girard des Batinses, ce groupe de Québec qui veut "sortir le trad du terroir", et Nicolas Pellerin des Langues Fourchues, dont le deuxième album a été lancé à l’automne 2003, complétaient cette joyeuse bande de panélistes. En tout, neuf têtes pour réfléchir au trad d’aujourd’hui.
Qu’est-ce que le traditionnel en 2004?
S’il y a une tendance qui se dessine dans l’univers de la musique traditionnelle, c’est bien celle du métissage. Le trad explose et se laisse volontiers envoûter par d’autres genres musicaux. Le groupe Mes Aïeux, qui fait un malheur avec son dernier album En famille, fait dans le "pop-trad". Au grand spectacle de la Fête nationale à Montréal, le groupe Swing a ouvert le bal avec son "techno traditionnel". Sans manquer d’humour, Les Batinses n’hésitent pas à définir leur musique comme étant du "funk celtique", du "stoner-rock fléché", du "techno à répondre" on encore du "hip-hop forestier"! "C’est pour vous autres qu’on fait ça, dit Mathieu Girard des Batinses en s’adressant aux médias. Vous avez besoin de crunchy. On a des préjugés à abattre, alors il faut se casser la tête pour savoir comment attirer votre attention."
Parce qu’il n’est pas jojo, pour les groupes traditionnels, de faire parler d’eux en dehors du temps des Fêtes et de la Saint-Jean-Baptiste. "À ce que je sache, aucune de nos chansons ne parle de Noël, du jour de l’An ou de tourtières", dit Stéphane Poirier de La Part du Quêteux.
Les traditionneux doivent aussi combattre bon nombre d’idées reçues. "Il faut sortir du carcan des gros clichés: la cuillère de bois, la ceinture fléchée et la cabane à sucre", dit Nicolas Pellerin, violoniste des Langues Fourchues. "On a fait le Téléthon Opération Enfant Soleil l’an dernier, ajoute Pierre-Luc Dupuis de La Bottine Souriante. Pendant qu’on jouait, j’ai regardé l’écran géant: on nous montrait sur scène avec des séquences de Soirée canadienne entrelacées! Contre notre gré, on est associé à ÇA! Mais la musique traditionnelle, c’est rendu ailleurs…"
Les grands médias et les magasins de disques, s’ils s’intéressent au trad pendant les Fêtes, ont encore de la difficulté à considérer cette musique comme un genre en soi. On préfère les valeurs sûres. "Dans les années 70, les radios étaient beaucoup plus libres, dit Régent Archambault de La Bottine. Aujourd’hui, on a de la misère à placer quelque chose qui sort du cadre. C’est fermé, sclérosé. Ce n’est pas de cette façon que l’on va développer la musique qui nous appartient." "Au Québec, on manque d’ouverture d’esprit, poursuit Éric Beaudry de La Bottine. Aux FrancoFolies, il n’y a plus de scène trad, comme avant. Cette scène donnait la chance à plusieurs groupes de se faire connaître."
Sortir des clichés et séduire les médias est une chose, lutter contre certains préjugés tenaces en est une autre. "Les gens croient encore que dans le temps, les musiciens traditionnels n’étaient pas de bons musiciens. Si tu regardes la définition du mot violoneux dans le dictionnaire, c’est: "mauvais violoniste"", dit Martin Roussel, pianiste du duo St-Pierre/Roussel. La définition du mot folklorique est aussi péjorative: "Pittoresque, mais dépourvu de sérieux", selon le Petit Robert.
Une question d’éducation…
L’éducation serait un frein au développement de la musique traditionnelle québécoise. "Ici, quand je dis que je fais de la musique traditionnelle, on me répond souvent: "Ah oui! Quelles tounes de Paul Piché fais-tu?" Je n’ai rien contre Paul Piché, mais ce n’est pas du trad", précise Stéphane Poirier.
Résultat: les groupes traditionnels demeurent en grande partie méconnus du grand public. "Même si l’on parle d’une sorte d’engouement présentement, je pense que la musique traditionnelle demeure toujours une musique alternative. L’engouement est surtout médiatique. Il est toujours difficile de rejoindre le public", dit Mathieu Girard.
Pour survivre, les traditionneux doivent souvent s’exporter. Car il semblerait que les préjugés sont plus faciles à briser à l’extérieur des frontières québécoises. Plusieurs groupes présentent donc leurs spectacles en Europe: "La podorythmie (le tapage du pied) est vue là-bas comme un élément exotique", explique Mathieu Girard. La Part du Quêteux est allée huit jours en Ontario, pour la Saint-Jean-Baptiste, offrir son spectacle aux communautés francophones locales. La Bottine Souriante, quant à elle, a déjà participé au Tønder Festival (Danemark) et au prestigieux World of Music Arts and Dance (WOMAD) à Rivermead (Royaume-Uni). "C’est correct de jouer à l’étranger, dit David Boulanger de La Part du Quêteux. Mais est-ce qu’on peut jouer ici parfois?"
Pourquoi faire de la musique traditionnelle?
Les artistes de musique traditionnelle n’en peuvent plus de devoir sans cesse se justifier. "Il faudrait s’habituer à en parler comme un genre en soi, et non pas essayer de trouver une raison pour laquelle on fait ce style de musique", dit Stéphane Poirier. "Si je faisais du rock, personne ne me demanderait pourquoi, ajoute Pierre-Luc Dupuis. Je fais du traditionnel parce que j’aime ça! Le plus beau moment pour moi, avec la musique traditionnelle, c’est d’aller la chercher… C’est de s’asseoir avec la personne qui détient le répertoire et de la voir chanter a cappella devant soi. Le thrill, c’est de partir avec ces bases-là, que ce soit une mélodie ou un texte, et de les amener ailleurs."
Steeve St-Pierre, de St-Pierre/Roussel, possède une formation de violon classique. Ce qui l’a séduit dans la musique traditionnelle, c’est son côté vivant: "Quand tu vas à un concert classique, tu n’as pas le sourire accroché aux oreilles. Tandis que la musique traditionnelle, il y a une sorte de joie qui s’en dégage."
Qui aime le trad?
La musique traditionnelle, c’est le passé d’un peuple. En marge des courants plus pop, elle attire un public beaucoup plus éclaté. "Nous faisons des veillées de danse à Montréal et la moyenne d’âge est de 25 ans", dit David Boulanger. "J’ai l’impression que la musique traditionnelle est plus intergénérationnelle. Ce n’est pas comme la pop, où l’on s’adresse à un âge en particulier", ajoute Stéphane Poirier.
"Il y a des gens qui vont se reconnaître comme Québécois dans la musique trad, ajoute Mathieu Girard. Pour d’autres, ce sera une question de passion ethnologique. Ça va intéresser toutes sortes de gens, autant des personnes âgées que des punks." Martin Roussel ne pense pas qu’il faille absolument avoir un intérêt patriotique pour aimer la musique traditionnelle. "Si c’est ça, dit-il, c’est extrêmement réducteur. Un jour, il va falloir considérer que c’est une musique de qualité."
En grande majorité par contre, le trad a de la difficulté à percer. "Pourquoi les jeunes n’embarquent-ils pas? C’est simple, explique Martin Roussel. Des centaines de millions de dollars sont investis en propagande, en publicité radio, télévisée et autre. On nous fait entendre 75 000 fois la même toune à la radio. Si le même montant était investi dans la valorisation de la musique traditionnelle, tout le monde en écouterait."
"La musique traditionnelle pourrait connaître un essor comme le country au Canada anglais ou aux États-Unis, dit Régent Archambault. Ça s’est bien développé commercialement. On peut penser que ce n’est pas souhaitable, mais même si c’est du Shania Twain qu’on entend, ça demeure du country et ça fait partie de leur histoire, de leur culture. Ici, on n’a pas fait ce travail-là encore."
Pour un peuple dont la devise est "Je me souviens", on swingue plutôt notre héritage musical dans le fond de la boîte à bois. Plus que jamais, les traditionneux revendiquent le droit d’être entendus en dehors du temps des Fêtes. L’offre est diversifiée, les influences marient désormais notre passé aux courants plus modernes. Le trad n’est pas mort, c’est notre musique. Il est grand temps qu’on lui redonne la place qui lui revient dans notre paysage culturel.