La charia en Ontario : Faut pas charia
Société

La charia en Ontario : Faut pas charia

Le multiculturalisme justifie-t-il l’introduction de la charia au pays? Un groupe de musulmans de Toronto estime que oui et vient de mettre en place un tribunal d’arbitrage fondé sur la loi musulmane en Ontario. Les femmes de la communauté craignent toutefois le retour en force de principes religieux qui bafouent leurs droits et pressent le gouvernement de bloquer le projet.

De nombreux autres services ou conseils d’arbitrage existent en Ontario, mais l’Institut islamique de justice civile, fondé par l’avocat retraité Syed Mumtaz Ali, est le premier à rendre des décisions en se basant sur des règles religieuses. D’où l’émoi suscité. L’Institut ne pourra trancher que des litiges d’ordre commercial ou civil, en matière de mariage, de divorce ou d’héritage. Les décisions seront rendues par un collège d’imams et demeureront entièrement privées. Joint à sa résidence, M. Ali a refusé de nous accorder un entretien, soutenant avoir suffisamment discuté de la chose. M. Ali affirme que malgré la controverse engendrée, le service d’arbitrage est en fonction et qu’il a déjà rendu des décisions qui sont "privées et confidentielles". Sur la page d’accueil du site de l’Institut, on peut lire que le Darul Qada, ou conseil d’arbitrage musulman, marque le début d’un "système musulman de justice civile au Canada" tout en insistant sur le libre consentement de toutes les parties.

Cela ne suffit pas à rassurer Alia Hogben du Conseil canadien des femmes musulmanes, fort inquiète de la tournure que pourraient prendre ces conseils d’arbitrage. Bien que la loi ontarienne de 1991 sur l’arbitrage possède des garde-fous stipulant que le processus est volontaire et que le consentement des deux parties est requis du début à la fin, Mme Hogben craint que plusieurs femmes subissent de fortes pressions des leaders religieux afin de passer par cette voie plutôt que par celle des tribunaux, qu’elles aient peur d’être ostracisées. "Nous venons de pays où règne la charia. Parmi les nouveaux arrivants au pays, il y a beaucoup de femmes isolées. La façon dont la loi musulmane familiale est appliquée dans les pays musulmans n’est pas bonne pour les femmes. Par exemple, selon la loi de la famille, un homme peut divorcer de sa femme spontanément, mais la femme, non. Les gens diront qu’on ne pourra pas appliquer cette règle ici. Mais comment en être sûr si les jugements d’arbitrage sont rendus en privé?"

"Si on leur dit que c’est leur devoir religieux, des femmes obéiront, même si ce n’est pas équitable pour elles. Dans le domaine de l’héritage, ce sont les enfants mâles qui ont la plus grosse part selon la loi musulmane. Cela ne nous semble pas équitable", enchaîne Mme Hogben.

Mme Hogben soutient que les femmes musulmanes ont tout à perdre et rien à gagner dans l’exercice. La position dominante de l’homme dans l’islam fait en sorte qu’il pourrait imposer son interprétation de la religion, très variable selon elle, tout au long du processus. "Un homme très fort qui voudra faire passer les choses qu’il désire utilisera la partie de la loi qui lui convient. Les femmes auront des problèmes. Pourquoi faire ça aux femmes musulmanes au Canada? Les lois ici sont raisonnables, et si elles ne l’étaient pas, tout le monde devrait les combattre. En ce moment, le gouvernement donne beaucoup de pouvoir à ces gens."

Salam Al-Minyawi, président du Conseil musulman de Montréal, se réjouit de voir apparaître ces conseils d’arbitrage mais se désole du tollé provoqué. "Automatiquement, quand les gens entendent parler d’arbitrage islamique, ils pensent à la charia et ils voient des mains et des pieds coupés! Mais ça, c’est le Code criminel. Le Code civil est tout à fait différent. On ne rendra pas de décisions en matière criminelle."

M. Al-Minyawi considère tout à fait non fondées les craintes exprimées par des groupes de femmes, faisant valoir que dans tous les cas, le consentement de chacun sera nécessaire tout au long du processus. "Si les deux parties acceptent d’aller devant l’imam, on réglera beaucoup de problèmes qui n’iront pas en cour. Des femmes estiment que cela pourrait les brimer en les forçant à accepter des décrets religieux. C’est totalement stupide et ignorant. La plupart des femmes du Conseil canadien des femmes musulmanes ne connaissent pas l’islam. Demandez-leur si elles peuvent délivrer une fatwa…"

Mais n’est-ce pas vrai par exemple que seul l’homme peut divorcer de sa femme sur une simple parole? "C’est faux. La femme qui vous a dit ça est une ignorante! Pourquoi allez-vous voir n’importe quel idiot dans la rue, des gens qui ne connaissent rien? Un homme peut divorcer sans raison, c’est vrai. Une femme peut divorcer d’un homme pour certaines raisons et en respectant un processus. Elle doit aller voir un juge ou un imam pour lui dire qu’elle n’aime plus son mari. Dans les deux cas, c’est simple", relate M. Al-Minyawi qui rejette tout autant les inquiétudes des femmes en ce qui concerne les règles de succession ou d’héritage favorisant toujours les hommes. "Dans l’islam, l’enfant mâle reçoit le double de la fille, soit. Mais le frère est responsable et obligé par l’islam de prendre soin de sa sœur. Cela n’existe pas au Canada. Alors quand vous me parlez du droit des femmes… Il y a tout juste 50 ans, vos femmes n’héritaient de rien au Canada. Vos femmes n’avaient pas d’âme sinon l’âme d’un poulet! Les femmes dans l’islam ont des droits qu’elles n’ont pas au Canada", ajoute M. Al-Minyawi qui souhaite établir au Québec le même type d’arbitrage.

Le porte-parole du ministère de la Justice de l’Ontario, Brendan Crawley, reconnaît pour sa part que le gouvernement juge les récriminations des femmes musulmanes sérieuses. "Des femmes musulmanes craignent qu’une très forte pression soit exercée sur certaines d’entre elles pour qu’elles adhèrent au processus et acceptent les décisions. Nous reconnaissons ces inquiétudes au sujet de l’utilisation de la charia. C’est pourquoi nous avons amorcé une révision de la loi sur l’arbitrage de 1991 pour mesurer ses impacts sur les gens vulnérables. On demande en particulier de revoir les garde-fous pour tous. L’arbitrage doit rester volontaire et les deux parties doivent être d’accord. On doit s’entendre sur les principes d’arbitrage et sur le choix du médiateur. Puis, si une des parties est insatisfaite, elle doit pouvoir porter la cause devant les tribunaux."

M. Crawley rappelle que les services d’arbitrage sont entièrement indépendants du gouvernement. "Tout se passe en privé. Mais la Charte des droits doit en tout temps être respectée et les décisions rendues doivent l’être en accord avec les lois canadiennes. S’il arrivait que des décisions rendues soient contraires aux lois en vigueur, elles seraient renversées. En ce moment, nous voulons nous assurer que la loi sur l’arbitrage fonctionne bien, que ses garde-fous protègent les gens vulnérables." Pourra-t-il y avoir des changements? "C’est possible, mais je ne veux pas spéculer."

Le 30 juillet, Mme Hogben rencontrera des représentants du ministère de la Justice de l’Ontario pour faire avancer sa cause. "Ce que l’on dit au gouvernement, c’est: attention! Vous donnez du pouvoir à des groupes qui utiliseront la religion à l’endroit des femmes. Nous sommes une organisation de femmes croyantes et nous ne sommes pas contre notre religion. Ce que nous disons, c’est que la loi familiale musulmane n’est pas un système monolithique de jurisprudence et qu’elle peut avoir de multiples applications potentiellement contraires aux droits des femmes. Alors pourquoi l’appliquer au Canada? C’est notre grande interrogation", conclut-elle.