Rappel: Le 5 mars 2004, Mohamed Cherfi, immigrant algérien luttant au nom des sans-papiers, est arrêté dans l’église du Vieux-Québec où il se terre depuis que les autorités canadiennes excédées par son militantisme ont entrepris de le renvoyer d’où il vient. Usant d’un prétexte fallacieux, la police de Québec viole le sanctuaire puis remet Cherfi aux agents de l’Immigration qui, eux, s’empressent de lui faire passer la frontière américaine par laquelle il est entré au Canada. Depuis, Mohamed Cherfi est détenu à la prison de Batavia dans l’État de New York, où il attend de connaître son sort.
Salut Momo.
Tu permets que je t’appelle comme ça? On ne se connaît pas beaucoup, je ne t’ai rencontré qu’une seule fois au sous-sol de l’église où tu te cachais. Mais là, j’ai vraiment l’impression que t’as besoin d’amis, et les amis, ça se donne des petits surnoms comme ça.
Alors, Momo, c’est comment la taule? Cinq mois, ça doit être long. Très long. T’as la télé au moins? Moi, je viens de déménager, et j’ai à nouveau le câble. Des dizaines de postes de merde, tu trouves pas? Ça va te paraître absurde, mais j’ai pensé à toi hier soir en regardant les Newly Weds, où Jessica Simpson était tout étonnée de réaliser que les Buffalo wings ne sont pas faites de bison, mais bien de poulet… (soupir)
Si cette connerie m’a fait penser à toi, c’est parce que Buffalo, c’est pas loin de la prison où tu es enfermé depuis cinq mois maintenant.
Tu sais, j’aurais bien voulu t’écrire une lettre d’encouragement, mais je refuse de te mentir. En fait, si j’étais à ta place, je laisserais tout tomber. Je demanderais à prendre le premier vol pour Alger et une fois rendu, je ficherais le camp avec des bédouins. D’ailleurs, le désert te traiterait certainement mieux que les gouvernements canadien ou algérien, et tu y serais plus libre que dans une prison américaine.
Je sais, je sais, t’as des amis et une femme ici. D’ailleurs, quand on a encore reporté ton audience la semaine dernière, je l’ai entendue, ta femme, à la radio. Elle était dégoûtée. Furax, mais un peu découragée quand même.
Sauf que, même si je voudrais bien te dire que tes copains qui te défendent ici ont une chance de faire tourner le vent en ta faveur, je n’y crois pas non plus. Ils sont bien intentionnés, sont de meilleurs amis que moi puisqu’ils y croient toujours, mais personne n’écoute.
D’autant que chez le public, on a presque applaudi quand ils t’ont arraché à ton sanctuaire et envoyé aux States. "Et si c’était un terroriste?" ont demandé certains en réaction à une première chronique que j’avais écrite à ton sujet, les autres s’interrogeant sur le fric que tu leur avais coûté pendant que tu étais sur l’aide sociale…
À ce sujet, sache, mon cher Momo, que les BS, nous, on les aime blancs et québécois de souche. Que nos concitoyens bénéficient de l’aide sociale, passe encore, mais des étrangers qui passent le plus clair de leur temps à aider d’autres étrangers à rester ici en profitant de nos impôts!? S’ils t’avaient eu devant eux, certains des lecteurs de cette chronique t’auraient même renvoyé en Afrique du Nord à coups de pied au cul.
Et puis l’autre raison pour laquelle tu ne peux compter sur personne ici, c’est l’été. On le sait, l’été, la terre cesse de tourner. Entre les déménagements, les vacances, les noyades en série, la guerre des vélos contre les autos et la psychose des trampolines, nous ne trouvons guère le temps de nous préoccuper du voisin. À moins qu’il ne passe la tondeuse à l’heure du souper.
Et si on le faisait, qu’on arrêtait de se regarder le trou de balle ne serait-ce que deux minutes, on se ferait traiter de communiste pro-Ben Laden, ou un truc du genre. Ça coupe un peu l’envie, t’avoueras.
Mais ce sera l’automne bientôt, dis-tu? Ce sera aussi la rentrée, le retour au boulot et aux petits malheurs du quotidien ouaté. Le bonheur dans l’indifférence.
Je te dis ça parce que je pense que tu es laissé à toi-même. Je m’en excuse, Momo, mais les amis, ça se dit les vraies choses. Aussi dures soient-elles.
Si je t’écris cette lettre, donc, c’est pour te signifier qu’au-delà de toute allégeance politique, je considère que le sort qui t’est réservé est proprement inhumain. Personne ne mérite ça. Surtout pas de faire cinq mois de prison sans avoir commis de véritable crime. Et s’il reste ne serait-ce qu’une parcelle d’humanité en nous, impossible de ne pas être au moins sensibles à ta cause.
Mais la seule chose que je puisse t’offrir est un ersatz d’amitié et cet échantillon d’empathie mêlé au défaitisme qui me caractérise.
Désolé.
Allez, Momo, je te laisse là-dessus, on a un autre important combat pour la liberté à mener ici.
Bonne chance. T’en auras bien besoin.