Wat Thamkrabok : Ah! si mon moine voulait dégeler
Ils ont tout essayé: cliniques, méditation, isolement, thérapies. Il ne leur restait qu’un choix: s’enfermer au fond de la Thaïlande, un paradis de la drogue, dans un monastère pour subir la pire des désintox. Les rescapés parmi cette armée de cadavres se font moines. Visite au purgatoire, surréaliste paradis des purgatifs, issu du trip des années 60.
Wat Thamkrabok est un endroit pour désespérés. Semblable à une aquarelle orientale, le monastère bouddhiste est situé dans un paysage idyllique thaïlandais fait de reliefs pierreux et de sommets feuillus. Des statues gargantuesques s’élèvent au-dessus de ces collines, comme des hallucinations fébriles. On y rencontre des chiens errants qui ne manquent pas de grogner, gueule ouverte, contre les étrangers qui ne sont pas enveloppés de la toge brune des moines ou contre la douzaine de toxicomanes habillés d’un pyjama rouge délavé. Le mot "Gagnant" est imprimé avec espoir sur leur dos. Ils sont là pour subir une réhabilitation choc.
C’est au début des années 60, lorsque la consommation d’opium devient un problème de plus en plus répandu, que le programme d’intervention à Wat Thamkrabok démarre. Les hippies errants qui avaient complété le programme ont répandu la nouvelle et des toxicomanes étrangers se sont mis à arriver sans s’annoncer. La popularité du site atteint un sommet en 1997, avec une hausse importante de la dépendance aux métamphétamines. Plus de 2300 toxicomanes désespérés demandent alors l’aide du Père supérieur pour cesser de consommer. Depuis, les chiffres ont baissé, mais plus de 400 personnes se sont désintoxiquées au monastère l’an dernier et 125 personnes y ont séjourné depuis le mois de janvier.
Chaque année, des centaines de consommateurs de speed, de barbituriques et de crack ainsi que des junkies, des sniffeurs de colle et des alcooliques venus de partout échouent chez ces bouddhistes, dans ce site désolé en plein centre de la Thaïlande, pour y subir un programme épuisant de purification et d’ascétisme. Pendant qu’à l’ouest, une forte majorité des patients en désintox succombent éventuellement à leur dépendance, presque 70 % des hommes et des femmes tourmentés qui ont passé à travers le programme à Wat Thamkrabok depuis 1958 ont réussi à rester sobres, selon une étude australienne. Mais l’endroit est loin des centres hollywoodiens de désintox à la Betty Ford Clinic.
Sortir le méchant
La cure de vomissement préconisé par le temple s’est avérée trop brutale pour le musicien Pete Doherty. Le chanteur aux tendances suicidaires du groupe punk-trash The Libertines a récemment fugué, à l’aube du troisième jour de son traitement de 10 jours. Il s’est enfui avec un autre toxicomane britannique qui a écourté sa propre réhabilitation de deux jours pour offrir au guitariste angoissé un appui moral.
Le groupe, qui avait récemment été proclamé meilleur groupe indie-punk-rock en Angleterre par la revue NME, avait dû annuler des spectacles à Glastonbury ainsi que sa participation au festival Isle of Wight à cause de la dépendance de son leader.
"Ce ne sont pas les drogues, le problème, ce sont les démons dans ma tête", explique Richard, un ex-prisonnier qui dépensait 7000 $ par semaine pour satisfaire sa dépendance à l’héroïne et au crack. Après sept mois, il s’est fait moine à Thamkrabok. "Il faut réellement croire en soi-même, croire qu’il est possible d’adopter de bonnes habitudes aussi facilement que des mauvaises. Le processus doit être douloureux pour qu’on ne veuille plus jamais le revivre. C’est la désintox la plus difficile que vous trouverez et j’ai tout essayé."
Environ 40 % des moines sont d’anciens toxicomanes comme Richard, qui sont restés à Thamkrabok pour être ordonnés. Cigarette au bec, quelques-uns ont l’air décidément impies, mais le Père supérieur, Charoen Panchard, leur permet de ne se défaire que graduellement de la dépendance à la nicotine.
Les patients font la file une fois par jour afin d’avaler une potion d’extraits d’herbes d’une amertume qui provoque la nausée et des vomissements intenses. L’herboriste septuagénaire du monastère, Wala Yanghun, rassemble des ingrédients frais du jardin et prépare le remède amer dans une cuve. Ce vicieux purgatif bio est fabriqué sur place et est composé de 108 graines, feuilles et écorces. Il est offert gratuitement à tous les participants. Boire de l’eau d’une chaudière pour ensuite vomir en quantité considérable incite un petit attroupement de spectateurs à applaudir. Afin de soutenir ceux qui sont en plein combat avec leurs démons.
Last call
Les moines, qui prennent eux-mêmes une dose journalière de la terrible substance pour évacuer toutes les toxines résiduelles de leurs corps, offrent des conseils sur la position idéale pour faciliter la direction du jet, car enfouir ses doigts dans le fond de sa gorge n’accélère pas toujours le processus. Boire une grande quantité d’eau est plus efficace.
Une partie des toxicomanes sont des bourgeois canadiens, américains et européens qui ont fait une rechute après des traitements plus soft dans des cliniques de leur pays. La National Health Service du Royaume-Uni a même accepté de subventionner certains patients afin de leur permettre de participer au programme. À Thamkrabok, il n’y a pas de béquilles chimiques, pas d’infirmières de nuit, pas de somnifères, et l’on ne garantit rien. Se promener hors du monastère est interdit, car l’autoroute vers Bangkok n’est qu’à 10 minutes et les revendeurs de drogues sont abondants: on en rencontre avant même d’avoir atteint le village le plus proche.
Récemment, cinq Anglais se sont présentés pour participer au programme draconien du monastère. Après un vol d’avion de 13 heures, ils ont dû affronter les symptômes de sevrage ainsi qu’un immense choc culturel. Malgré la toile de fond pittoresque, le monastère est construit sur un site défraîchi, coincé entre des montagnes dévastées, une carrière et un camp de réfugiés où des tribus Hmong du Laos vivent depuis trois générations sous surveillance armée. Même si les bains d’herbes à la vapeur et les massages thaïlandais traditionnels sont offerts pour soulager les corps tenaillés de convulsions, il est inimaginable de décrire Thamkrabok comme un spa.
"À l’aéroport de Bangkok, j’ai remarqué deux gars qui se dirigeaient vers la sortie", raconte Austin, un toxicomane de Yorkshire saisi de tremblements à sa troisième journée de réhabilitation. "Ils étaient sur l’héroïne, ça se voyait. Ils parlaient anglais et j’étais tenté de leur demander où je pouvais m’en procurer une dernière fois avant de venir ici me désintoxiquer."
"J’étais un peu sous le choc lorsque nous sommes arrivés", nous confie Austin. Après 11 ans d’abus d’héroïne, de méthadone et de beuveries périodiques, il est déterminé à reprendre sa vie en main. "Je croyais me retrouver dans un endroit majestueux dans les montagnes, mais il y a toujours des poules qui picorent un peu partout et des lézards dans les chambres", ajoute-t-il. Les dortoirs pour les étrangers ont des planchers de tuiles retapés et des moustiquaires rapiécées, drapées par-dessus les lits de camp. Les téléphones cellulaires sont interdits parce que les toxicomanes doivent rompre tous les liens avec leur passé de drogués. En ce moment par exemple, l’utilisation de systèmes de son est controversée. La musique aide beaucoup de gens à passer à travers les rigueurs du traitement, mais les moines plus orthodoxes s’inquiètent que la musique associée au passé des toxicomanes pourrait créer une "matrice toxique" et ainsi voiler la réalité.
Contrairement au programme classique en 12 étapes, au cours duquel les toxicomanes mettent leur vie entre les mains d’un être supérieur, Thamkrabok insiste sur l’importance de vivre toutes les agonies du sevrage. À travers la douleur, les toxicomanes peuvent aller de l’avant et développer une force mentale qui leur permettra de réfléchir ensuite à ce qui les a amenés à se perdre dans la consommation. Les toxicomanes ne sont pas encouragés à se voir comme des victimes, mais plutôt à avoir la volonté d’être plus forts que la substance dont ils sont dépendants.
Thamkrabok est la représentation même du "singulier". Au lieu de méditer en toute quiétude, les moines, tous toxicomanes en voie de guérison, se tiennent occupés en réalisant les visions excentriques du Père supérieur. D’immenses statues à demi terminées sont abandonnées et une grande partie du terrain de la retraite tropicale est un site de construction envahi par la végétation. Des cavernes sont pavées et reliées par des escaliers de béton. Les moines ont construit un moulin à eau de 100 tonnes qui pourrait éventuellement être utilisé sur les canaux de Bangkok (un hélicoptère sera peut-être nécessaire pour le transporter à la capitale, vu ses dimensions extrêmes). Il y a également un gigantesque hors-bord qui trône, inachevé et en cale sèche, aux abords du monastère. D’imposantes statues du Bouddha, des sculptures à tête d’éléphant et d’énormes bustes de la tante du Père supérieur sont éparpillés ici et là sur le terrain. Les corps du frère et de la tante du Père supérieur reposent dans d’imposants cercueils. Les défunts sont embaumés avec des fluides maison que les moines doivent remplacer régulièrement. Les motifs trouvés sur le roc des collines sont transposés en musique et joués, tels d’étranges pièces géomanciennes, par un autre type de musicien rock.
Si Austin et ses quatre amis britanniques peuvent endurer les épreuves de cette cure brutale et cheminer, avec leurs collègues thaïlandais, à travers la paranoïa et la douleur, leur parcours est en effet héroïque.