Fermeture de CHOI : Haine FM
Parmi les dizaines de réactions favorables à la sanction des animateurs Jeff Fillion et André Arthur, voici la pertinente opinion d’un citoyen de Québec qui lie animateur et public dans une même aliénation. Ayant suscité de vives réactions lors de sa publication dans l’édition montréalaise de Voir il y a deux semaines, nous vous l’offrons à la demande générale.
D’évidence, le discours modéré ne sied pas bien aux auditeurs de CHOI. Qui peut souffrir les propos de Jean-François Fillion ou de ses acolytes anecdotiques, serait-ce en se justifiant par la diversité du contenu musical de la station, par le droit de dire n’importe quoi ou par la capacité à séparer l’assertion odieuse de l’argumentation critique, celui-là est sans doute disposé à entendre une version de la situation qui ne cherchera pas à ménager le beurre et l’argent du beurre.
Il fallait les voir, lors de la manifestation, marchant dans la rue, hurlant leur droit de garder leur radio, d’être libres, d’être américains, d’être Radio X… Le monde parallèle: 25-35 ans (plus 25 que 35), blancs (à ma connaissance, pas une couleur autre que le blanc), mâles (peut-être 10 % de femmes), néolibéraux (sur leurs pancartes, du "J’ai le droit" par-ci, du "Je paye mes taxes" par-là, et à toutes les sauces). Ils se sentaient forts et fiers d’être de la parade, de défendre leur droit à la liberté d’expression, leur liberté de CHOI. On le serait à moins, on leur a donné une identité: ils sont Radio X! En reprenant à leur compte les arguments exposés par Jean-François Fillion pour défendre son droit de dire n’importe quoi, ils hurlaient leur désarroi. Mais que disent-ils?
D’abord leur nombre: la quantité justifierait la qualité. Quatre cent mille auditeurs permettraient de disculper n’importe quel discours. Ils étaient nombreux aussi à croire que la Terre était plate, beaucoup, aussi, à insister jusque dans le sang pour maintenir l’esclavage ou à gazer les Juifs et les handicapés (tiens, tiens…). Quatre cent mille qui tolèrent l’insignifiance présentée comme de la pensée, qui prennent pour des mots d’esprit des couillonnades agressives, et qui, enfin, acceptent de voir de la liberté d’expression là où il n’y a guère plus que de la démagogie binaire de pacotille juste bonne à faire monter les cotes d’écoute et de la diarrhée verbale diffamatoire qui soulage des petites frustrations matinales.
Seraient-ils un million, ça ne ferait toujours qu’un million de personnes à qui il faut donner un peu moins de médias et un peu plus de livres, un peu moins de sensationnalisme et un peu plus de réflexion, un peu moins de béotisme et un peu plus de questionnement. Mais il s’agit sans doute là d’une utopie parmi tant d’autres… D’autre part, sont-ils réellement 400 000? Ce nombre, craché comme une formule de chef de lemmings par les défenseurs de CHOI LIBERTÉ, fait certes son impression. Cependant, il s’agit d’ une statistique de BBM, une moyenne hebdomadaire qui touche l’ensemble des 24 heures de diffusion quotidienne de CHOI, et certainement pas le nombre de disciples du monde parallèle hurlant dans leur anglais rudimentaire: "Liberty! We are Radio X!"
Ensuite les idées: Jean-François Fillion serait un franc-tireur, un libre penseur qui ose dénoncer ce que nul autre n’oserait dénoncer. Désolé, mais un franc-tireur ne peut pas être à la solde d’une entreprise elle-même asservie aux cotes d’écoute, ni un libre penseur n’être que le perroquet d’un puissant courant de pensée à la mode. Les propos de Fillion sont à la libre pensée ce que sont les assertions de Bush à la défense des droits de l’homme: du racolage fallacieux et mercantile. Évidemment, ses auditeurs n’en ont cure, puisqu’ils idolâtrent comme lui la culture et la politique de masse des États-Unis. Mais attention: quand on rêve d’être Forrest Gump, il faut s’assurer de n’en pas avoir que le Q.I.
Enfin, l’option de choisir: si on n’aime pas, on n’a qu’à changer de poste, disent-ils. La belle réflexion! On peut aussi changer le poste de la télévision, et il y a pourtant des règles qui empêchent un diffuseur de présenter un film XXX en plein après-midi. Laisserait-on une radio qui prônerait la violence, le racisme, le viol, l’enlèvement, voire le meurtre, diffuser son contenu barbare parce que ce ne sont que des barbares qui l’écoutent, en prétextant que ceux qui n’aiment pas n’ont qu’à changer de poste? Parler à la radio n’est pas un droit mais un privilège. Et qui dit privilège, dit responsabilité. Responsabilité de mesurer la teneur de ses propos, de tenir compte du fait qu’une affirmation sans fondement peut être perçue comme une vérité par beaucoup, de distinguer clairement l’information de l’opinion, l’argumentation de la diffamation. Mais on dit responsabilité et ils entendent cotes d’écoute; on dit modération et ils entendent oppression; on dit culture et ils sortent leurs revolvers…
Le plus triste, c’est que certains jouissent en absorbant leur dose de diffamation et de médisance matinale, comme des impuissants dans leur propre vie. Le plus drôle, c’est qu’ils croient choisir librement ce qu’ils aiment, quand ils sont chaque jour envahis par ce que les petits maîtres veulent bien qu’ils aiment. Le plus pathétique, c’est qu’ils rient gras devant les caricatures grotesques que symbolisent Elvis Gratton, Austin Powers ou Steve-O, sans réaliser que c’est eux que ces personnages idiots parodient. Enfin, le plus exaspérant, c’est qu’ils osent se cacher derrière la liberté d’expression! La liberté d’expression, c’est Reporters sans frontières ou Amnistie internationale. C’est Maka Gbossokotto, Tin Maung Oo, Zahra Kazemi ou Fabio Prieto Llorente! La liberté d’expression, c’est avoir le droit de dénoncer l’horreur du monde sans risquer de se faire lapider; c’est être en mesure de se porter à la défense des affligés et des exclus sans craindre la prison à vie; c’est pouvoir agir pour faire évoluer la société vers la tolérance, la non-violence et l’égalité sans risquer d’être torturé… Ce n’est sûrement pas avoir la liberté d’ajouter encore de la violence et du mépris à ce déjà trop triste monde; certainement pas jouer les démagogues prêts à lyncher publiquement et avant tout procès digne de ce nom des citoyens accusés de quelque délit que ce soit; assurément pas non plus traiter de "fifs", de "trous du cul", de "mangeux de marde" et de "plottes sans cervelle" tout ce qui n’est pas blanc, mâle, âgé de 20 à 35 ans, colonisé des USA, libéraliste et capitaliste de droite. Mais c’est vrai: "Liberty! They are Radio X!"
D’un côté, des auditeurs mystifiés qui se croient des décideurs. Ils affichent fièrement leur petit autocollant sur leur voiture sport payée à la sueur de leur front et leur fanion rouge décoré de cet animal détestable qui pique tout ce qui se trouve sur son chemin et qui leur ressemble tant. Ils appellent identité, audace et liberté ce qui n’est au fond que suivisme, furie et inconscience. Et ils crient qu’ils sont Radio X, encore et encore! Ils hurlent qu’ils ont le droit d’aimer ce qu’ils veulent, et quand bien même il leur serait prouvé que ce n’est qu’ignorance et bêtise, ils en redemanderaient. Ils se croient victimes du nazisme ou des goulags russes parce qu’on va fermer leur station de radio, faire taire leur gourou et qu’ils ne pourront plus, ô les pauvres, écouter leur musique. N’ayez crainte, amateurs de rock, si c’est là votre seule inquiétude, quelque comité radiophonique trouvera bien une façon de récupérer les 380 000 auditeur$ que vous êtes en vous servant ce que vous aimez.
De l’autre, des animateurs incultes, insolents et vulgaires, à la langue sale incapable de s’exprimer autrement que dans un dialecte approximatif anglo-franco-n’importe-quoi, ni français ni anglais, où les "tsé", les "chu", les "cool", les "man" et autres néologismes inhérents au manque de vocabulaire sont la plupart du temps encadrés par un discours démagogique et avide où l’on entend avec fracas l’argent sonnant et le bruit des bottes; des voleurs de langage du peuple, des aguicheurs de conscience sociale, des prétendus libérateurs, des agitateurs de pulsions de foule bête, des usurpateurs du gros bon sens. Et fiers de l’être…
Entre les deux, ceux qui ne sont pas officiellement Radio X, ceux qui se cachent derrière le manque d’émissions "intéressantes" le matin pour écouter Jean-François Fillion, ceux qui sont trop couards pour dire qu’ils l’aiment, ceux qui sont trop chieux pour avouer qu’ils jouissent quand les cellules du gourou s’échauffent et qu’il vomit sa merde, ceux qui sont trop fiers de leur petite propreté sociale pour admettre qu’ils attendent impatiemment leur petit orgasme matinal fait de dérapages verbaux et d’incontinence langagière, pas assez lucides pour voir que s’ils tolèrent les propos haineux ou insipides du monde parallèle, ce n’est pas parce que, comme ils disent, ça les fait rire ou par pur voyeurisme populacier, mais bien parce qu’ils ont l’oreille à la hauteur de la bouche qui les tient. Ce n’est jamais la cuvette de toilette qui vise, mais toujours l’inverse. Ils disent "ça nous amuse", comme un citoyen romain au cirque, et "il n’y a rien d’autre", comme un junkie qui s’envoie de l’Ajax.
Au fond, il est dommage qu’une instance gouvernementale ait dû censurer de force ce qui aurait dû l’être par manque d’auditeurs assoiffés d’adrénaline à bon marché. Mais quand on veut des esclaves, on ne leur donne pas une éducation de maître, n’est-ce pas? Ils ont le droit, en effet, d’être Radio X, mais leur a-t-on donné le choix?